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vue prise du nord-ouest en 2016

vue prise de l'est 2019


HISTORIQUE

ANNÉE 2010

 Tout commença en 2010. Je venais de retrouver les légos de mon enfance et me souvenais, avec un brin de nostalgie, que je les avais adorés des années durant avant de me résoudre, en pleine adolescence, à les mettre de côté pour m’adonner à des loisirs que je jugeais alors plus présentables en société. Parmi les dizaines de constructions que j'avais réalisées, c’étaient mes villes miniatures que j'avais préférées. Chacune d'entre elles m'avait fait voyager dans un monde imaginaire où j'aimais à me complaire et dont, quand le soir venu il fallait bien ranger, je ne me séparais qu'à contrecœur. Ce jour de 2010, en fouillant dans cette énorme caisse contenant des milliers de pièces en plastique multicolore, je sentis tout de suite que j'avais envie de m'y remettre. Spontanément, comme je l'avais fait durant mon enfance sans le formuler en termes arithmétiques, je sus, pour donner de l'ampleur à ma future ville car c’était une ville que je comptais bâtir, que j'allais travailler au millième. Un millimètre équivaudrait à un mètre. Une brique de quatre tenons sur deux (ces petites protubérances rondes frappées du sigle de la marque) aurait une longueur approximative de 30 mètres, une largeur de 15 mètres et une hauteur de 10 mètres, soit l'équivalent d'un petit immeuble de trois étages comme on en trouve dans la plupart des banlieues. En choisissant cette échelle, je savais, moi qui suis très sensible à la beauté des cités du vieux continent, que je n'allais pas réaliser une ville européenne. L'attrait des villes européennes ne réside pas dans leur gigantisme et je craignais qu’au millième le résultat ne fût trop insignifiant. Je m’aperçus quelques années plus tard, en découvrant sur la toile une maquette du centre-ville de Copenhague faite à cette échelle, que je n’avais pas eu tort. Aussi réussie cette maquette me semblât-elle de prime abord, je ne pus m’empêcher de considérer que la prouesse était davantage d’ordre technique qu’esthétique. Malgré les trésors d’ingéniosité déployés par son bâtisseur pour la réaliser, ne fût-ce que pour le tracé des rues et des canaux dans un milieu où l’angle droit fait figure d’exception, les différents immeubles, pris séparément, manquaient véritablement d’envergure. À bonne distance, on était stupéfait par le réalisme du travail accompli mais, dès qu’on regardait les clichés rapprochés, on ne voyait plus, tout en concédant qu’il n’y avait sans doute aucun moyen de parvenir à un résultat plus satisfaisant, que les innombrables imperfections qu’ils recélaient, que ce fût au niveau des immeubles d’angle, des arrière-cours, des voies ferrées ou des raccords entre les différents quartiers. Souhaitant, pour ma part, donner du relief à ma future maquette, je prévis tout de suite de construire en hauteur et d’opter pour un grand nombre de gratte-ciels. Ma cité adopterait donc la silhouette d'un centre-ville états-unien, serait dépourvue de zones pavillonnaires (on ne lutte jamais assez contre l'étalement urbain), serait ponctuée de gratte-ciels soviétiques (ces immeubles érigés sous Staline que j'avais découverts avec émerveillement durant mon enfance) et, en raison de l'omnipotence de l'angle droit en légotique, serait tracée au cordeau et ne tenterait pas, ne disposant que de briques carrées pour sa construction, de donner l'illusion de la courbe. Ne doutant que très rarement de moi-même, je considérai sur-le-champ qu'il s'agissait d'un concept irréprochable.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je courus dans la jouetterie la plus proche où je dénichai seize plaques grises (de 38 centimètres de côté) devant constituer le socle de ma future ville qui aurait donc une superficie, au millième, de 2,3 kilomètres carrés. Abasourdi par le montant de la facture à payer (240 euros pour 16 plaques en plastique dont le coût unitaire de production doit revenir à moins de 10 centimes), je faillis, un quart de seconde, renoncer à mon projet. Cela n'aurait pas été raisonnable. Ne possédant pas de voiture, vivant dans une ville où les loyers sont encore très abordables, n'ayant aucun penchant pour les substances toxiques, qu'elles soient licites ou non, et ne faisant jamais de cadeaux, tant à Noël qu'aux anniversaires, je n'avais aucune raison de me refuser ce petit plaisir. Je pris ma respiration, sortis ma carte bleue, réglai et ouvris, le jour même, le plus grand chantier de l'histoire de l'humanité.

Pour que ma ville parût plus dense, je pris la décision que la largeur de mes avenues n’excéderait pas les six tenons, soit exactement 47,5 mètres. Cela peut sembler peu pour une ville aux prétentions de métropole mais je ne voulais pas avoir de grands espaces vacants entre mes immeubles, et ce d'autant moins que je ne disposais pas alors des pièces nécessaires à l’asphaltage des chaussées et au dallage des trottoirs. Pour ceux qui ont du mal à se figurer ce que cela peut représenter, 47,5 mètres sont approximativement la largeur de la perspective Nevski à Saint-Pétersbourg, de l’avenue Gorki à Moscou, de l’avenue Lénine à Minsk, de l’avenue des Princes électeurs à Berlin, de la promenade des Anglais à Nice ou du boulevard Richard Lenoir à Paris. Ce sont des proportions qui n’ont donc rien d’excessif et restent très en deçà des 150 mètres de l’avenue du Neuf Juillet à Bonair, des 140 mètres de l’avenue Foch à Paris, des 130 mètres de l’avenue Tongil à Pyongyang ou des 90 mètres du boulevard de l’Unification à Bucarest. Ce ne fut que plusieurs années plus tard, lorsque je finis par obtenir les pièces qu’il me fallait pour asphalter mes rues, daller mes trottoirs et engazonner mes platebandes, que j’entrepris la percée d’avenues plus larges. La première d’entre elles atteignit les huit tenons, ce qui fait 63,5 mètres à mon échelle, soit un peu moins que l’avenue des Champs-Élysées à Paris ou que la perspective Kalinine à Moscou mais un peu plus que le passage de la Grâce à Barcelone.    

Je pris aussi la décision, pour me faciliter la tâche lors des opérations de rangement ou d’installation, qu’aucune de mes constructions n’empièterait sur une autre plaque que la sienne et ce ne fut qu’en de très rares occasions qu’il m’arriva, par la suite, de déroger à cette disposition que je ne regretterai jamais d’avoir prise. J’aurais pu choisir un système modulaire qui, permettant d’agencer à sa guise les différentes parties d’un tout, est très populaire chez les légobâtisseurs comme je le découvrirai plus tard, mais cette option n’effleura pas mon esprit et c’est peut-être une chance car, me connaissant, j’eusse  été tenté de l’adopter et n’eusse pas manqué par la suite de déplorer ses deux principaux inconvénients : l’uniformité se dégageant de la répétition à grande échelle d’une même structure et l’impossibilité, ne disposant plus que de pièces indifféremment orientables et parfaitement interchangeables, de reconstituer l’ensemble de la ville sans indications très précises.     

Une fois ces deux principes arrêtés sur la largeur des rues et l’implantation des immeubles, je me lançai dans les travaux. Je commençai par la préfecture de police et le siège de la Télévision Publique Nationale - et ceux qui décèleront là ma vile tentative de contrôler les corps et les esprits seront envoyés sans autre forme de procès dans le goulag le plus proche -, érigés tous les deux en style stalinien (tant qu’à faire) sur le modèle de l’hôtel Ukraine à Moscou et devant conserver au cours des années, malgré les nombreuses modifications à venir, leur silhouette générale. Je poursuivis par la construction des gares du Nord et de l’Est qui arborèrent toutes les deux des façades d’un ravissant vert pâle. Je me servis de dalles noires pour les quais et de grilles grises pour les voies ferrées et fus, une fois n’est pas coutume, tout à fait satisfait du résultat. D’ailleurs, malgré les deux reconstructions dont bénéficièrent ces  gares, la première en 2012 puis la seconde en 2015, elles conservèrent leur grande halle, leurs longs quais et leurs voies ferrées d’origine. Puis vinrent la construction d’une trentaine de gratte-ciels dans le centre-ville et l’aménagement, aux alentours, de zones résidentielles à l’habitat semi-ouvert inspirées des quartiers érigés en damier aux lendemains de la guerre et jusque dans les années 60 dans pratiquement toutes les villes des pays communistes (comme le quartier Lomonossov à Moscou, le quartier de la Victoire à Léningrad, le quartier de Poruba à Ostrava ou le quartier de Reutershagen à Rostock) et même, dans une moindre mesure, dans certaines villes des pays capitalistes ravagées par les bombardements comme au Havre, à Brest, à Caen, à Bremerhaven ou à Rotterdam. Les îlots formés par ce mode de construction semi-ouvert respectent la trame des rues, ce qui confère de l’urbanité à la ville, mais les immeubles, même s’ils ne sont espacés que de quelques mètres, ne sont pas contigus et entourent une vaste zone pouvant accueillir des espaces verts, des aires de jeu et des bâtiments publics de faible élévation, cette faible élévation permettant de dégager la vue et d’aérer un ensemble restant néanmoins densément peuplé. Si d’ailleurs ce style d’habitat, après avoir été délaissé à l’époque des grands ensembles est redevenu à la mode dans pratiquement tous les pays, c’est sans doute en raison de son échelle beaucoup plus humaine.

Ensuite, constatant que je disposais à la fois de poutrelles noires pour l’aménagement de voies ferrées aériennes et de briques arrondies translucides pour la construction de stations, j’entrepris le percement d’une première ligne de métro traversant le centre-ville du nord au sud. Je regrettais que mes stations, ne mesurant que 30 mètres de long, fussent si petites mais j’imaginais qu’il s’agissait d’un métro automatique aux rames certes très courtes mais très fréquentes comme il en existe à Rennes, à Lille ou à Lausanne. J’aurais bien aimé qu’on vît circuler quelques rames sur les viaducs de cette première ligne de métro, mais à mon échelle, elles auraient eu la taille d’une allumette et je ne crois pas qu’il y ait en légotique des pièces de cette taille. Enfin, j’aménageai au milieu de mon quartier d’affaires un parc qui, faute de dalles vertes pour représenter ses pelouses, fit triste mine pendant de longues années, ressemblant davantage à un terrain vague qu’à un jardin verdoyant.  

Hélas, je m'aperçus dès les premières heures que le résultat de mon travail ne me satisferait pas. N'ayant ni dalles, ni tuiles pour couvrir mes édifices, mes alignements d'immeubles dépourvus de toiture n'offraient aux regards qu'un immense tapis parsemé d'innombrables pustules colorées. Compte tenu de l'échelle que je m'étais fixée, c'était particulièrement hideux. L'ensemble était en outre beaucoup trop bigarré. Les couleurs vives dominaient très nettement et ma cité naissante ressemblait davantage à l'étal d'un confiseur ambulant qu'au dessein d'un grand architecte minimaliste. La seule chose qui me donnât quelque satisfaction était cette impression d'étendue qui se dégageait de cet agglomérat de formes et de couleurs. Je repartis dans le magasin de jouets où j'appris que les pièces dont j'avais besoin n'étaient pas en vente, consultai le site du fabricant où je vis qu'il était certes possible de les acquérir mais pour un prix faramineux compte tenu des quantités dont j’avais besoin et finis, la mort dans l'âme, par abandonner l'idée de construire une maquette tant soit peu présentable.

  

ANNÉE 2011

L’année suivante, en 2011, j’appris par hasard qu’un magasin de mon enseigne préférée avait ouvert ses portes dans l’avenue la plus commerçante et qu’il était possible d’y acheter les pièces de son choix. Je m’y rendis sur-le-champ et compris que j’allais pouvoir me remettre au travail. Il y avait, parmi toutes les pièces proposées, des dalles rouges couvrant une surface de quatre tenons dont la couleur ne m’enchantait pas mais qui devaient me permettre de cacher toutes ces épouvantables pustules qui défiguraient ma ville. J’avais remarqué, quelques temps plus tôt, en observant les images satellitaires des grandes villes de Chine et de Corée au cours de l’un de mes innombrables voyages virtuels, qu’un grand nombre de bâtiments, notamment dans les zones d’activités, étaient couverts de toits bleus, verts et même rouges, ce qui acheva de me convaincre. J’en pris tout de suite un grand gobelet qui, pour une quinzaine d'euros, devait en contenir un bon millier. Et ce fut ainsi que, de gobelet en gobelet, j’eus vite fait de doter ma ville de toitures décentes et de la délivrer définitivement de son acné juvénile. Dès lors, j’eus la certitude que ma cité naissante était promise à un bel avenir et qu’elle ne me décevrait plus. Quand je regarde aujourd’hui les clichés de cette époque, j’avoue avoir quelques difficultés, pour user d’un léger euphémisme, à m'expliquer les raisons d’un tel optimisme. Pour tout dire, qu’il me fût possible de fonder quelque espoir sur un ensemble aussi disgracieux reste à ce jour un mystère insondable. Je ne savais pas alors qu’il y avait, de par le vaste monde, des milliers d’autres légobâtisseurs et qu’il suffisait de naviguer quelques secondes sur la toile pour tomber sur leurs œuvres. Je considère aujourd’hui que ce fut une chance que je n’en susse rien car l’indéniable supériorité de leurs réalisations sur mon bricolage infantile n’eût pas manqué de me décourager à jamais. Cela dit, je n’ai jamais été, malgré mon indéfectible inclination pour elle, béat d’admiration devant ma ville et j’ai toujours eu, très présente à l’esprit, une longue liste de travaux d’embellissement à réaliser dans les plus brefs délais pour la rendre plus présentable.

Pour revenir à cette année 2011, les quatre entreprises me semblant alors les plus prioritaires étaient la réfection de toutes les façades aux couleurs trop tapageuses, la reconstruction des gratte-ciels les plus bariolés, la pose de toitures sur les petites surfaces auxquelles mes nouvelles dalles rouges de quatre tenons ne convenaient pas et l’aménagement de la voirie pour mes malheureux habitants.

La première opération, qui consistait donc à ravaler les façades des immeubles d’habitation, fut étrangement la plus facile à conduire même si je n’en vins à bout que l’année suivante. Pour éviter les bariolages intempestifs, je pris d’abord la décision de répartir les différents quartiers résidentiels par couleur (bleu au nord-ouest, vert au nord, blanc au nord-est, jaune au sud-est et rouge au sud-ouest). Malgré tous mes efforts, il me fallut bien reconnaître, une fois réalisés ces premiers réaménagements, que la vue d'ensemble restait une souffrance pour toute pupille délicate. Grâce à l’acquisition de quelques milliers de briques striées grises d’un tenon sur deux (les gobelets ronds du magasin où je me fournissais pouvaient, pour une quinzaine d’euros, en contenir 500 en vrac ou 700 si l’on avait la patience de les empiler consciencieusement), je pus flanquer chacun de mes immeubles d’habitation de deux travées de couleur terne, qui, malgré le caractère très improbable de cet aménagement lorsqu’il est reproduit sur l’ensemble des zones résidentielles d’une seule et même agglomération, atténuait la domination des rouges, des bleus, des jaunes et autres verts. Il n’est pas rare en effet qu’un immeuble soit doté de travées de couleur distincte mais ce sont généralement les cages d’escalier et celles-ci ne se situent pas aux extrémités. Peu importe. Aujourd’hui, alors que les couleurs vives ont grandement disparu de ma ville et que mes immeubles d’habitation revêtent généralement des façades blanches, je continue de conserver ces travées latérales grises auxquelles je me suis attaché et qui, en quelque sorte, sont devenues le trait distinctif de la majeure partie de mes quartiers résidentiels. Je me résolus ensuite à remplacer toutes les briques de couleurs vives par des briques blanches. Cette opération s’avéra plus délicate. Comme il n'était pas question que je courusse à ma ruine en achetant de grosses briques rectangulaires n'entrant qu'en petit nombre dans les gobelets ignominieusement ronds du magasin où je me fournissais, ce furent mes élèves, mes collègues, mes voisins, mes amis et mes neveux qui, contre la promesse d'un logement de prestige dans l'immeuble de leur choix, m'approvisionnèrent en fouillant leur grenier ou en rouvrant leur coffre à jouets. Les arrivages n'étant pas toujours très réguliers, ni d’ailleurs de la meilleure qualité, cette dernière transformation s'opéra avec beaucoup plus de lenteur mais, comme je le disais précédemment, je finis par en venir à bout. Quelques années plus tard, profitant de l’acquisition d’un lot de briques flambant neuves, je pus remplacer toutes les pièces jaunies, rayées voire ébréchées qu’on m’avait alors refourguées, ce qui fait que ma ville, même observée à la loupe, se présente aujourd’hui sous son meilleur jour.

La seconde opération, qui consistait à reconstruire les gratte-ciels les plus fantaisistes, fut, ne sachant quelle stratégie opérer et choisissant à plusieurs reprises d’en changer, un long processus de maturation qui, aujourd’hui, plusieurs années plus tard, n’est toujours pas achevé même si les progrès réalisés sont indéniables et que je considère certaines de mes tours comme assez réussies. Je n’imaginais pas alors, mon esprit critique se mettant souvent en veille lorsqu’il se dirige vers ma petite personne, qu’aucun de mes gratte-ciels d’origine, tant ils étaient laids, ne survivrait aux renouvellements des années à venir. Quand, en 2011, apparurent dans le magasin où je m’approvisionnais les premières briques translucides, je me convainquis que mes gratte-ciels, pour être plus réalistes, devaient gagner en brillance et en transparence. Et ce fut ainsi que, de gobelet en gobelet, j’acquis quelques milliers de ces pièces que j’insérai tant bien que mal dans la plupart de mes gratte-ciels. Je sais aujourd’hui, pour des raisons que j’expliquerai ultérieurement, que ce n’était pas une bonne idée mais je pensais alors, même si le fruit de ces nouvelles transformations ne me faisait pas bondir de joie, qu’il fallait persévérer dans cette voie pour obtenir les résultats escomptés.

La troisième opération, qui consistait à trouver des toitures adéquates pour toutes les surfaces auxquelles mes dalles rouges ne convenaient pas, soit que ces surfaces fussent inférieures à quatre tenons comme c’était le cas pour mes immeubles aux nombreux retraits inspirés des architectures art-déco ou néoclassique, soit qu’elles fussent certes un multiple de quatre tenons, comme c’était le cas pour mes gratte-ciels modernistes, mais pour lesquelles la couleur rouge, a-t-on jamais vu un gratte-ciel au toit rouge? n’était pas envisageable, fut un long calvaire qui ne prit fin qu’en 2016 lorsque j’obtins en quantité suffisante auprès de la maison mère les pièces de mon choix pour un prix  défiant toute concurrence, ce dernier point se devant d’être souligné car je n’ai jamais voulu dépenser trop d’argent pour ce loisir d’adulte attardé. En attendant l’avènement du pays de cocagne, il me fallut faire avec ce que j’avais et j’avais très peu. Je ne disposais pour toutes ces surfaces à couvrir que de trois types de pièces dont aucune ne me satisfaisait. Il y avait les minidalles translucides rouges d’un unique tenon, les grilles grises ou blanches de deux tenons, et les plaques décentrées noires de deux tenons, ces pièces dénommées «jumper» en anglais ou «azmep» (aus zwei mach eins Plättchen) en allemand permettant de décaler d’un demi-tenon les briques les surmontant et auxquelles je décide, puisqu’il faut bien les appeler d’une façon ou d’une autre, d’attribuer le plus arbitrairement possible le nom de «décaleur». Je trouvais les premières pièces, les dalles translucides rouges, beaucoup trop brillantes, surtout lorsqu’elles reposaient sur des surfaces claires qui renforçaient leur rougeoiement, mais elles avaient l’indéniable avantage de couvrir toutes les surfaces, même les plus petites. Aussi, pris-je le parti de m’en servir en me disant qu’il s’agissait en réalité de panneaux solaires. Je me servis aussi, faute de mieux, des grilles pour les toitures d’un grand nombre d’immeubles. Le résultat ne m’enchantait pas, surtout lorsqu’elles reposaient sur des briques claires dont la couleur transparaissait mais je me disais qu’il ne s’agissait que d’une solution temporaire. Quant aux décaleurs noirs, leur emploi me parut brièvement une bonne idée mais je finis vite par y renoncer, ne trouvant pas de fonction plausible à leur tenon central évidé qui me donnait de l’urticaire dès que mes yeux tombaient sur eux. Bref, je ne retins que les minidalles translucides rouges et les grilles grises et blanches qui, pour un résultat très mitigé, furent bientôt omniprésentes dans ma ville.

Quant à la quatrième opération, qui consistait à doter ma ville d’une voirie digne de ce nom pour que mes malheureux administrés n’eussent plus à circuler sur de la terre battue, ce qui signifiait, pour être plus précis, qu’il me fallait asphalter mes rues, daller mes trottoirs et enherber mes espaces verts, elle resta prioritaire quelques années supplémentaires et ce ne fut qu’en 2017, comme nous le verrons ultérieurement, que le problème fut définitivement réglé.

Très soucieux, comme Eugène Haussmann à Paris ou Carlo Rossi à Saint-Pétersbourg, d'ouvrir des perspectives et de les refermer sur des réalisations prestigieuses, et raisonnablement satisfait de mes deux premiers gratte-ciels de style néoclassique soviétique communément appelé stalinien, (il s’agissait de la préfecture de police et du siège de la Télévision Publique Nationale), je pris la décision d’en construire quatre autres dans le même style et de leur réserver des emplacements de choix. Ce fut ainsi que l’hôtel de ville ouvrit l’avenue de la République qui longea plus au sud l’Académie des Sciences, que le Grand-Hôtel referma l’avenue de la Liberté qu’ouvrait la gare du Nord et que les Archives nationales refermèrent l’avenue de la Révolution qu’ouvrait la préfecture de police.

 

ANNÉE 2012

L’année suivante, en 2012, je conduisis plusieurs opérations de front. Pour donner plus de relief et de réalisme à ma ville, je pris la décision d'augmenter le nombre de gratte-ciels et de poursuivre la réfection de tous ceux qui me semblaient trop laids ou trop extravagants. Je risquais au passage de voir s'installer la monotonie mais je me disais, en observant la silhouette répétitive des grandes métropoles actuelles, que je gagnerais en réalisme ce que je perdrais en diversité. Continuant sur ma lancée de l'année passée, alors que je faisais fausse route comme je l’ai évoqué précédemment, je recourus massivement aux briques translucides beiges, vert bouteille et incolores pour que mes gratte-ciels parussent moins monolithiques. Et ce fut ainsi qu’ils se retrouvèrent de plus en plus constitués d’une succession de strates, les premières opaques en briques noires, grises, beiges ou blanches que j’assimilais à de la pierre et les secondes transparentes en briques translucides beiges, vertes ou incolores que j’assimilais à du verre. Tout cela manquait cruellement de réalisme à l’échelle où j’opérais mais, quand, traversé par un moment de lucidité, il m’arrivait de m’en rendre compte, je ne voyais pas comment faire autrement pour donner plus de vraisemblance à mes gratte-ciels.

Toujours en quête de réalisme, je poursuivis le remplacement de toutes les briques de couleurs vives (rouge, vert, bleu, jaune, orange et j'en passe) par des briques de couleurs ternes (blanc, gris clair, gris foncé, noir, marron, beige clair et beige foncé), sauf pour certains immeubles d'habitation qui me semblaient réussis et qui n'avaient donc pas besoin d'être modifiés. Ce fut ainsi que les gares du Nord et de l’Est perdirent leurs façades vert pâle, qui me rappelaient chaque fois que mes yeux s’attardaient sur elles les couloirs d’un grand nombre d’édifices publics en Union Soviétique, et se virent dotées de façades grandement vitrées. Je m'étais fixé, l’année précédente, pour objectif prioritaire de débarrasser ma ville de tous ses excès de couleur et je crois pouvoir dire, en regardant les clichés de cette époque, que c’est en 2012 que j’y parvins.

Je découvris, quelque temps plus tard lors d’un voyage virtuel à Kiev, un complexe immobilier au nom risible, dans un pays où la majorité des gens ne parle pas l’anglais, de «Comfort Town» et dus me rendre à l’évidence que tout ce que j’avais banni de ma ville bien-aimée par manque supposé de véracité existait bel et bien (je serais tenté de dire existait moche et mal) dans le monde réel en une version bien plus caricaturale encore. Se juxtaposant sur une cinquantaine d’hectares dans la banlieue de Kiev, les grands immeubles de ce quartier, tous unicolores mais arborant chacun une des couleurs de l’arc-en-ciel, ressemblaient à des cubes découpés dans du polystyrène tant ils étaient lisses et uniformes. L’impression d’irréalité était renforcée par le fait que les toits revêtaient exactement la même couleur que les façades, comme si chacune des pièces de ce jeu de construction à la facture trop sommaire avait été plongée de la cave aux combles dans un unique pot de peinture. Il me sembla, en contemplant stupéfait ce vaste ensemble posé comme un ovni dans les faubourgs de la ville, que ses maîtres d’œuvre avaient sonné le glas de toute architecture et de tout urbanisme, de toute architecture parce que tout, au mépris de toute règle, devenait possible et de tout urbanisme parce que tout, au mépris de tout voisinage, l’était aussi. Ce qui venait de me choquer pour la couleur allait m’indigner quelque temps plus tard pour la forme. Je découvris, en naviguant sur la toile, l’œuvre d’un légobâtisseur qui suscita mon intérêt parce qu’elle était construite à la même échelle que ma ville, ce qui n’arrive pas si souvent. Elle représentait un autre complexe immobilier constitué, pour sa part, d’une trentaine de barres d’immeuble de six étages, toutes identiques, posées pêle-mêle les unes sur les autres en formant des motifs hexagonaux et pouvant s’empiler à certains endroits sur quatre niveaux pour atteindre une élévation de 24 étages. Cela ne manquait ni d’originalité ni d’astuce mais je ne pus m’empêcher de penser qu’il valait mieux que tout cela restât à l’état de maquette ne doutant pas un instant que le charme de cet inoffensif amusement se transformerait en un irrémédiable désastre si ce projet venait à voir le jour. Lorsque j’appris, en lisant les commentaires, que cet ensemble existait bel et bien dans la ville de Singapour et que son concepteur avait même reçu un prix pour cette réalisation qu’il avait baptisée l’«Entrelacement», ma stupéfaction fut à son comble. N’en croyant pas mes yeux, je consultai immédiatement les nombreuses photos de cet ensemble, et bien qu’il se fût agi d’une résidence luxueuse impeccablement entretenue avec ses gazons proprets, ses bosquets soignés, ses terrasses fleuries et ses piscines turquoise, j’eus la chair de poule en les regardant. Ma réaction fut et reste épidermique. Tout m’agresse et me heurte dans cet assemblage et je pense, même si ce faisant je me facilite honteusement la tâche, qu’il n’est plus nécessaire de se creuser la tête à la recherche d’arguments convaincants pour justifier sa répulsion quand le rejet est à ce point physique. D’ailleurs, puisque chacun peut pondre ce que bon lui semble sans la moindre considération pour son environnement, je propose, ne voulant pas être en reste, de construire un immeuble en forme d’aspirateur, de bidet ou de cafetière aux façades caramélisées, aux toits couverts de poils de chameau, faisant pouët-pouët quand on le longe et s’illuminant de rose quand on en franchit le porche. On le placerait à proximité du Palais des Doges, de l’hôtel de Soubise ou du Pont Charles IV et tout le monde ne parlerait plus que de lui. Je serais enfin célèbre et vivrais dans le luxe et la débauche. Mais cessons là cette digression et revenons à nos moutons.

L'arrivée de dalles beige foncé fut l'événement le plus marquant de cette année 2012. Grâce à elles, je pus remplacer, à coups de gobelets de 15 euros pour un millier de pièces, les toitures rouges des immeubles d'habitation qui, pourtant, ne dataient que de l’année précédente. Seul un certain nombre d'édifices publics comme les écoles et les magasins d'alimentation conservèrent pour lors leur toiture originelle, ce qui permettait de les identifier plus aisément. Cette opération fit que je me retrouvai avec plusieurs milliers de dalles rouges au rebut. Je sus tout de suite que je n’en trouverais jamais le moindre usage et il s’avéra que je ne m’étais pas trompé. Contrarié d’avoir dilapidé des dizaines d’euros pour toutes ces pièces devenues soudainement inutiles, je finis, pour tenter de me consoler, par me remémorer la longue liste des vains achats que j’avais faits tout au long de ma vie, des films dont je n’avais vu que les premières images aux livres dont je n’avais lu que les premières pages en passant par les vêtements jamais portés, les outils jamais utilisés et les produits de beauté jamais appliqués. Cette longue liste, loin de me rassurer, acheva de me déprimer pour toute une journée. Je me souviens, à ce propos, d’un livre intitulé les «Bienveillantes» dont j’avais lu tant d’excellentes critiques que j’avais cédé à la tentation de l’acheter malgré la gravité de son sujet qui, traité par un freluquet n’y connaissant rien – n’oublions pas qu’il se met dans la peau d’un personnage ayant grandi à une autre époque que la sienne et dans un environnement culturel dont il ne sait strictement rien - risquait fort de m’exaspérer pour son manque inévitable de vraisemblance. Je n’eus pas le loisir d’en juger car j’abandonnai la lecture de cet indigeste pavé dès la cinquantième page tant le style, et encore le mot est-il trop élogieux pour qualifier ce que j’avais sous les yeux, était calamiteux. Moi qui ai passé plus de la moitié de ma vie en Allemagne et dont l’allemand est bien meilleur que le français de ce monsieur, jamais je n’oserais publier un texte dans mon pays d’accueil sans l’avoir fait corriger, recorriger et rerecorriger par des gens dont je saurais qu’ils ont une parfaite maîtrise de leur langue maternelle. En comparaison, les laborieux écrits d’Amélie Nothomb, dont je dis du mal à qui veut bien l’entendre, accédaient au rang de littérature. Lorsque, quelques jours plus tard, ne souhaitant ni le garder ni l’offrir, je mis le livre à la poubelle, je ne pus m’empêcher de penser à toutes les briques et les dalles que j’aurais pu m’offrir et à tous les gratte-ciels que j’aurais pu rénover si je ne l’avais pas acheté. Mais cessons-là cette seconde digression et revenons à nos moutons de nouveau délaissés.

Dès le début de l’année, pour densifier mes pâtés de maisons au milieu desquels les terrains vagues régnaient en maîtres, je pris la décision de les doter de groupes scolaires et de magasins d’alimentation et m’inspirai, pour les réaliser, des écoles polytechniques et des supermarchés construits par centaines sur le même modèle du temps de la RDA. N’ayant que des dalles de couleur beige ou rouge à ma disposition, je décidai de les coiffer de rouge pour les différencier des immeubles alentour. Je conçus, par la suite, d’autres édifices publics comme des maisons de retraite, des centres multiservices, des piscines, des théâtres et même des gymnases qui vinrent s’adjoindre aux écoles. Mes immeubles d’habitation comptant tous de six à douze étages, je voulus aussi, pour rompre un peu la monotonie de mes quartiers résidentiels, doter ma ville de tours d’habitation d’une vingtaine d’étages. Après de nombreuses tentatives toutes plus infructueuses les unes que les autres, je finis par reprendre en l’améliorant un prototype que j’avais conçu en 2010 et dont il n’y avait que cinq exemplaires dans toute ma ville. Il s’agissait d’un immeuble bicolore à dominante blanche puisant son inspiration dans les doubles tours d’habitation qui furent érigées à partir des années 70 dans toutes les villes de la RDA pour mieux marquer la silhouette des nouveaux quartiers résidentiels et qui portaient, dans la nomenclature des immeubles préfabriqués de ce pays, la très poétique appellation de «WHH GT 18/21» étant l’abréviation de la non moins poétique dénomination  «Wohnhochhaus  Großtafelbauweise mit 18 oder 21 Stockwerken» ce qui signifie: tour d’habitation préfabriquée de 18 ou 21 étages. Toutes ces tours, que j’ai baptisées plus prosaïquement de «TH1» pour tour d’habitation de type numéro 1 (il y aura plus tard des barres d’habitation), survécurent aux nombreux remaniements des années à venir, et restent, même si, entre temps, de nouveaux prototypes furent conçus (TH2 en 2016, TH3 en 2018 et TH4 en 2019), avec une cent cinquantaine d’immeubles, le modèle le plus répandu parmi mes tours d’habitation. Enfin, et ce furent les quatre plus grands aménagements de cette année, je construisis, au bout de l’avenue de la Résistance, la première aérogare de mon aéroport, de part et d’autre de la station Flambeau sur la ligne A du métro, mon premier centre commercial, à proximité de la station Partisans sur la même ligne de métro, l’Assemblée nationale et au bout de l’avenue de la Paix, pour fermer la perspective qui partait de la gare de l’Est, la Cour des comptes. Ainsi, surpassant la ville de Moscou qui n’en compte que sept, Microville se retrouva dotée de huit gratte-ciels de style néoclassique stalinien ou comme disent les Allemands pour railler la surcharge ornementale de ces immeubles qui sont l’antithèse des cartons à chaussures érigés à la même époque dans les pays de l’Ouest, en «style confiseur» (Zuckerbäckerstil) qu’on pourrait traduire en français, pour être plus mordant, par «style tarte à la crème».

 

ANNÉE 2013

Quand je regarde les clichés des trois années allant de 2013 à 2015, je considère que l'aspect général de ma ville, malgré l'augmentation continue de sa surface, l'acquisition de milliers de nouvelles pièces et l'exécution de centaines d'heures de travail, n'évolua pas de façon significative ce qui, je l’avoue, ne manque pas de m’étonner. Sans doute est-ce dû au fait qu’il n’y eut pas de transformations suffisamment marquantes au cours de ces années. Pour revenir à l’année 2013, je poursuivis, au cours des premier mois, les travaux de réfection et de consolidation des gratte-ciels existants. Nombreux d'entre eux, puisque je ne voulais pas gaspiller les briques dont je disposais, étaient creux, donc très fragiles et s'écroulaient dès la moindre secousse sismique. Pour pallier cette grave insuffisance, j'entrepris de les consolider en les remplissant des briques de couleur vives dont j'avais débarrassé ma ville les deux années précédentes et dont je n'avais plus besoin. Bien que cette opération me prît beaucoup de temps, elle n'apparaît aucunement sur les photographies puisque les façades restèrent généralement inchangées. La meilleure surprise de l’année fut l’arrivée de toits triangulaires vert kaki pouvant couvrir une surface d’un tenon et ressemblant, posés sur le côté, à des portions de Vache qui rit. C’est d’ailleurs l’appellation qui leur est communément donnée en Allemagne (ce sont les fameux «Käseecken»). Ces petits toits triangulaires se révélèrent impeccables pour couvrir les surfaces d'un tenon, très présentes dans les immeubles aux nombreux retraits ou décrochements du centre-ville. Leur couleur assez claire, rappelant le cuivre oxydé, convenait en outre parfaitement aux édifices inspirés de l'architecture art-déco des années trente dont, à la Nouvelle-Yorque, la tour Empire, la tour Chrysler, le centre Rockefeller et les imposantes bâtisses bordant le parc municipal, comme les résidences Eldorado, San Rémo et Majestic fournissent d’excellents exemples. Ces pièces me permirent de me débarrasser d'un très grand nombre de minidalles translucides rouges qui me sortaient de plus en plus par les yeux et dont je disais, pour tenter de justifier leur présence, qu'il s'agissait de panneaux photovoltaïques. Par contre, en raison du léger arrondi de leurs bords, ces toits triangulaires s'avérèrent moins convaincants dès qu'il fut question de couvrir des surfaces plus importantes. Je m'en servis, par exemple, pour les toitures en dents de scie d'une usine mais le résultat ne répondit pas à mes attentes.

Mon inclination pour les gratte-ciels staliniens ne faiblissant pas, je pris la décision, alors que ma ville en dénombrait déjà huit exemplaires, d’en construire quatre autres: l’hôtel Capitale, le ministère de l’éducation, le Conseil d’état et l’université que je fis culminer à 240 mètres. La taille de mes différents immeubles a toujours été pour moi un sujet de préoccupation car je déteste que les rapports de grandeur entre les différentes parties d’un tout ne soient pas raisonnablement respectés. Cette obsession remonte à longtemps puisque je ne supportais pas, enfant, que mes camarades de jeu mélangeassent les petits modèles avec les grands quand nous voulions jouer aux voitures miniatures. Un tel écart vis-à-vis de la vraisemblance me semblait impardonnable et gâchait tout simplement mon plaisir. De la même manière, j’avais été très déçu par un cadeau qu’on m’avait fait. Il s’agissait d’un autobus londonien qui, bien qu’il fût de la même marque que mes autres voitures miniatures, était, du simple fait qu’il avait la même taille qu’une berline familiale, complètement disproportionné. Cela dit, il existe aussi, dans le monde réel, des immeubles qui semblent ne pas avoir été bâtis à la même échelle que les constructions environnantes et dont les disproportions sont particulièrement disgracieuses. Les exemples sont légions et je n’en citerai que quelques-uns. Il y a, à la Mecque, le titanesque gratte-ciel de la Maison de Dieu (on imagine, rien qu’au nom, comme on doit s’y fendre la poire), dont le cadran de l’horloge mesure à lui seul 42 mètres de diamètre, soit l’équivalent d’un immeuble de quinze étages. Je m’étonne d’ailleurs qu’un état bigot, qui, pour des raisons religieuses absconses à mes yeux, ne connaît de cesse qu’il n’ait opprimé une grande partie de ses sujets, des femmes aux homosexuels en passant par les laïcs, les athées et les libertins, ait toléré que soit construit ce monstre qui écrase et pulvérise de sa laideur étalée sur dix hectares de surface et six cents mètres de hauteur le lieu le plus sacré de toute une civilisation le rendant, en comparaison, ridiculement minuscule pour ne pas dire inexistant. Il y a aussi, parmi les constructions disproportionnées, des barres d’immeuble démesurément longues, comme celle de Corviane, dans la banlieue de Rome, qui mesure 990 mètres, celle d’Oliwa, dans la banlieue de Dantzig, qui mesure 810 mètres ou celles de Prora, sur l’île de Rügen en Allemagne, qui font chacune (elles sont au nombre de cinq) 500 mètres de long et dont la décrépitude avancée accentue la brutalité. Je n’oublierai pas non plus les usines, les marchés de gros, les galeries commerçantes et les bazars qui peuvent couvrir des surfaces allant jusqu’à 50 hectares, comme le marché de Kharkov qui s’étire sur plus d’un kilomètre, surfaces qui nécessiteraient à elles seules quatre plaques de base, soit le quart de la superficie de mon centre-ville, si je voulais les reproduire à mon échelle. Inutile de dire que ces constructions surdimensionnées sont définitivement exclues de ma cité bien-aimée. En fait, j’aurais plutôt tendance, pour que ma ville semble plus étendue qu’elle ne l’est vraiment, à réduire artificiellement la longueur de certains de mes bâtiments. Ce procédé n’a d’ailleurs rien d’original et fut maintes fois employé au cours des âges. L’Arc de Triomphe à Paris, par exemple, fut bâti au sommet d’une butte artificielle et, pour le grandir encore, les immeubles qui vinrent l’entourer ne furent dotés que de quatre étages. De la même manière, mes barres d’habitation n’excèdent pas les 12 tenons, soit une centaine de mètres, ce qui est assez peu quand on sait, par exemple, que les immeubles de la ville de Sarcelles, dans la banlieue de Paris, mesurent de 60 à 280 mètres. À force de réfléchir aux mensurations optimales que devraient avoir mes immeubles, je pris l’habitude, lors de mes longues promenades en ville, de convertir mentalement en légos les bâtiments les plus intéressants. Ainsi, mon immeuble préféré, sur l’avenue Karl Marx, aurait-il, selon mes calculs, une longueur de trente tenons, alors que son équivalent à Microville n’en mesure que vingt, et une élévation de quatre briques dans sa partie la plus haute, ce qui, en revanche, correspond à la taille de son cadet microvillien. Ce petit jeu, qui est très simple pour les immeubles d’habitation constitués d’étages facilement dénombrables devient plus difficile quand il s’agit de monuments historiques ou de grands équipements. Qui, par exemple, pourrait dire, à vue de nez, combien mesurent, à Paris, l’Arc de triomphe, les tours de la cathédrale Notre-Dame, le dôme de l’hôtel des Invalides, les cheminées de la centrale thermique de Vitry ou les pylônes du Stade de France? Pour en revenir à mes gratte-ciels staliniens, lassé de me fier à ma seule intuition pour les construire, je finis par consulter l’encyclopédie et découvris, ô surprise, qu’à force de tâtonnements, j’en étais arrivé aux mêmes proportions que les originaux, ce qui ne manqua pas de me remplir de fierté. Ainsi, mon université a-t-elle exactement la même taille, soit 240 mètres, que son homologue moscovite.

Voici donc, après qu’elle fut actualisée par mes soins, la liste mondiale des plus hauts gratte-ciels de style néoclassique stalinien (les immeubles en vert se trouvent à Microville).

université Lomonossov – Moscou: 240 mètres

université – 2013/17/19: 240 mètres

palais de la Culture – Varsovie: 235 mètres

hôtel des Expositions – 2019: 220 mètres

Télévision nationale – 2010/18: 215 mètres

ministère des finances – 2012/17: 215 mètres

préfecture de police – 2010/18: 205 mètres

hôtel Ukraine – Moscou: 200 mètres

Conseil d’état – 2013/18: 195 mètres

ministère de l’intérieur – 2014: 195 mètres

Archives nationales – 2011/18: 185 mètres

ministère de l’économie – 2016/18: 185 mètres

hôtel Capitale – 2013/19: 185 mètres

ministère des transports – 2014/18: 180 mètres

résidence Kotelnitch – Moscou: 175 mètres

ministère de l’extérieur – Moscou:  170 mètres

Académie des beaux-arts – 2015: 165 mètres

ministère de l’éducation – 2013/18: 165 mètres

Académie des sciences – 2011: 165 mètres

ministère du plan – 2015: 165 mètres

Grand-Hôtel – 2011/18: 165 mètres

résidence Koudrine – Moscou: 160 mètres

hôtel de ville – 2011/18: 160 mètres

Cour des comptes – 2012: 155 mètres

ministère de l’industrie – Moscou: 135 mètres

Académie des Sciences – Riga: 110 mètres

Maison de la Presse – Bucarest: 105 mètres

L’apposition d’une seconde date à la première signifie que le gratte-ciel a été rebâti. Les nombreuses reconstructions dont bénéficièrent mes gratte-ciels staliniens s’expliquent par le fait qu’ils ressemblaient tous à l’hôtel Ukraine à Moscou et que, finissant par vouloir leur apporter un peu plus de variété, je reconstruisis une grande partie d’entre eux à partir de 2017. Je précise aussi que je ne compte pas l’antenne dans mes données chiffrées. Cette petite précision me rappelle le nombre incalculable de fois où l’on me souligna, à Berlin, que la tour de la télévision était plus grande que la tour Eiffel. Faut-il que le complexe d’infériorité (qui bien-sûr évolue toujours avec son contraire, celui de supériorité) soit profondément ancré pour en arriver à retenir puis à ressortir ce genre de données. N’ayant jamais souhaité vexer mes interlocuteurs et ne ressentant qu’une profonde indifférence à ce genre de considération bêtement chauvine, je me suis toujours retenu de rétorquer, que sans son antenne, la tour de télévision perdrait un tiers de sa hauteur et n’arriverait même pas aux épaules de sa rivale, ce qui, je le répète, ne constituerait pas un déshonneur pour autant.

Je me rendis compte que mes groupes scolaires n’étaient pas équipés de gymnases et pris la décision, puisque je disposais de suffisamment d’espace dans leur immédiate proximité, de leur adjoindre cet équipement supplémentaire à chacun.

Je construisis aussi, sur le modèle de celles qui existaient en RDA, une dizaine de polycliniques qui sont en fait de vastes maisons médicales regroupant toutes les spécialités et offrant une large gamme de traitements ambulatoires. Je finis, au cours des années suivantes, par les supprimer parce qu’elles ne me plaisaient plus mais je songe, aujourd’hui, à les réintroduire sous une autre forme qu’il me reste à définir. Actuellement les maisons médicales font partie des centres multiservices qui émergèrent en 2017 et qui regroupent, comme leur nom l’indique, toute une série de services comme je l’expliquerai ultérieurement.      

Je construisis, le long des voies de la ligne C du métro, mon second centre commercial, qui, comparé aux géants des pays du Golfe, est un nain malgré ses 350 mètres de longueur. Il est directement desservi par la station de métro Essor et ses toits ajourés de quatre longues verrières permettent à la lumière naturelle de pénétrer dans les différentes galeries.

Enfin, je construisis, grâce à la cinquantaine de toits pentus que je me procurai par hasard chez un brocanteur de mon quartier, mon premier monument historique: le Palais royal, qui, puisque cela faisait des lustres que la révolution avait renversé le dernier monarque, accueillit un musée dédié aux architectures baroque et classique.

 

ANNÉE 2014

En 2014, les choses évoluèrent moins rapidement que les années précédentes et les travaux se concentrèrent dans les nouveaux quartiers qui virent le jour au sud de la ville. J'y conçus un nouveau type d'immeuble d'habitation, que je dénommai BH1 (barre d’habitation de type numéro 1), aux façades bicolores, comptant une douzaine d'étages et rappelant les barres de logements sociaux que l'on rencontre dans les banlieues du monde entier. Sachant que ce ne sont pas ces immeubles en eux-mêmes qui posent des problèmes mais plutôt leur manque de mixité sociale, de desserte, d'entretien et d'offre socio-culturelle à proximité, je ne me fis pas de souci pour mes nouvelles constructions qui, se situant toutes à courte distance d'une station de métro, bénéficiant à leurs portes de tous les services imaginables et ayant la chance d'exister dans une ville respectant à la lettre les dispositions de l’excellente et tant attendue loi de Solidarité et de Renouvellement Urbain promulguée par le gouvernement socialiste de Lionel Jospin, n'avaient aucune raison de se transformer en poudrière. Je rappelle à ceux qui l’ignorent ou l’ont oublié que cette loi astreint chaque commune en France, sous peine d’amende, à disposer d’un parc de logements sociaux représentant 30% du total des logements de la commune et contraint de la même manière les maîtres d’ouvrage à doter chaque nouvel immeuble d’un minimum de 30% de logements sociaux. J'entrepris en outre de densifier davantage l'intérieur des îlots en lançant la construction de nouveaux bâtiments sociaux (maisons de retraite, centres multiservices, piscines, gymnases, casernes de pompiers etc...) sur les terrains inoccupés.

Je pris aussi la décision de faire pivoter de 90 degrés (opération inimaginable dans le monde réel mais réalisable en un tournemain sur une maquette ou dans un jeu de simulation) le Ministère de l’éducation qui débordait d'un tenon sur l'avenue adjacente, ce qui me donnait de l'urticaire - eh oui, je suis un grand maniaque - dès que mes yeux tombaient sur cette épouvantable anomalie. C'est d'ailleurs tout l'avantage du monde virtuel qui permet aux apprentis bâtisseurs, selon leur humeur et leurs caprices, de supprimer ou de remanier le bâti sans autre forme de procès. Quand on songe aux monstruosités architecturales du monde réel qu'il faut se coltiner, une fois achevées, pendant toute une génération, voire davantage, on regrette de ne pas disposer des pouvoirs que confère le simulacre. On s'étonne aussi, en découvrant la laideur de certaines constructions, d'apprendre qu'elles ne furent pas édifiées par des architectes ayant eu délibérément l'intention de nuire. Mais qu'eussent-ils donc bâti, se demande-t-on stupéfait, s'ils eussent été malintentionnés? Les exemples de réalisations calamiteuses sont légions et j'entrepris, en 2014, de dresser une liste des cas les plus manifestes, liste que je finis par abandonner, tant elle ne cessait de s’allonger. Les premiers exemples qui me vinrent à l'esprit furent les parcs de stationnement de la rue Victor Hugo à Bordeaux, de la place Victor Hugo à Toulouse (ce pauvre homme attire décidément la poisse) et de la place Laissac à Montpellier (qui fut démoli récemment), trois villes que je venais de visiter, mais je ne les retins pas pour deux raisons. D'une part, ces bâtiments n'ont jamais eu la moindre prétention dans le domaine esthétique même si cela ne les excuse en rien et, d'autre part, l'immense majorité des personnes s'intéressant à l'architecture ne sait rien de leur existence. Je m'aperçus très vite, en dressant cette liste, que la chose n'était pas aisée. J'eus même mauvaise conscience à plusieurs reprises quand, souhaitant ajouter des réalisations qui se révélaient unanimement décriées sur la toile, j'étais assailli par cette odieuse impression d'hurler avec les loups. Ébranlé par ce déchaînement de détestation que je découvrais et par la vulgarité de l'opprobre générale, je fus même tenté, dans certains cas, de prendre la défense d'édifices condamnés sans appel et de vouloir les réhabiliter. Je pense notamment au Palais des soviets de Kaliningrad, que je me mis tout à coup, sans revenir entièrement sur mon premier jugement, à considérer d'un autre œil. Il convient néanmoins de préciser que ce léger attendrissement qui me gagna ne concerna que les immeubles à l'architecture brutaliste, ne parvenant pas, malgré tous mes efforts, à trouver des circonstances atténuantes aux réalisations de style postmoderniste dont le côté terriblement parvenu fait rire les voyageurs autant qu'il fait pleurer les malheureux riverains pour peu qu’ils soient dotés de goûts architecturaux se rapprochant des miens. Aujourd'hui, quand je regarde cette liste, je la trouve injuste pour plusieurs raisons. D'une part n'y figurent que des immeubles contemporains alors que je me souviens bien avoir rencontré de vieux édifices au style particulièrement indigeste, comme le palais Pitti à Florence, l’église Saint-Basile à Moscou, le palais Longoria à Madrid ou la façade de l'église Saint-Eustache à Paris pour ne citer que quatre petits exemples. D'autre part, certaines villes comme Londres, Berlin ou Milan s'y trouvent plusieurs fois mentionnées quand tant d'autres, bien plus laides à mes yeux comme Birmingham, Duisburg, Bochum, Gelsenkirchen, Chemnitz, Charleroi, Dunkerque, Lens, Bytom, Gliwice, Ostrava, Iasi etc…, brillent par leur absence. Mais revenons à nos moutons.

De même que je fis pivoter le ministère de l’éducation, je fis reculer de 400 mètres le Conseil d’état pour qu’il continuât d’être le point d’aboutissement de l’avenue de la République que je venais d’allonger d’autant lors de l’aménagement d’un nouvel arrondissement au sud de la ville. Même si je n’ignore pas qu’il arriva, comme ce fut le cas à Bucarest dans les années 80, qu’on déplaçât des bâtiments d’une grande valeur architecturale lors d’importants travaux de reconstruction, il n’en reste pas moins vrai que ces opérations ne concernèrent que des édifices de taille incomparablement plus petite que celle de mes gratte-ciels staliniens et je ne pense pas qu’il soit possible, dans le monde réel, de faire ce que je fis à Microville. Comme le dirent à l’époque les ingénieurs chargés de ces projets à Bucarest, déplacer de quelques centaines de mètres des églises orthodoxes pesant plusieurs milliers de tonnes représentait, dans un pays aux moyens techniques et financiers limités, une prouesse équivalente au lancement d’une fusée intersidérale. Le Conseil d’état, pour revenir à lui, subit d’ailleurs une nouvelle fois la même opération lorsqu’en 2018 j’allongeai pour une seconde fois cette même avenue de la République.

Pour que le Palais royal ne restât pas le seul monument historique de Microville, j’entrepris la construction d’une cathédrale. Nourrissant moi-même une profonde aversion envers toute forme de croyance ou de superstition, je n'étais pas très enclin à voir un édifice religieux se dresser dans mon centre-ville mais, puisque les pièces dont je disposais s'y prêtaient étonnement - sans doute les plus illuminés y verront-ils la démonstration d'une indéniable volonté divine - et que j'ai toujours été sensible aux folies architecturales de l'art ogival, je finis par me laisser tenter. Il fut décidé à l'unanimité que ce gigantesque bâtiment néogothique, dont la nef dépasse en longueur celle d’Amiens et en hauteur celle de Beauvais, abriterait un musée dédié aux architectures romane, ogivale et flamboyante.

La meilleure surprise de l’année fut l’arrivée de dalles gris clair. Je les attendais depuis longtemps et m'en servis pour refaire les toits d'un très grand nombre de gratte-ciels et d'édifices publics. En revanche, je choisis de ne pas trop les employer pour les bâtiments de faible élévation afin que ceux-ci ne fussent pas de la même couleur que la voirie (gris clair pour les trottoirs et gris foncé pour les chaussées) qui, en 2014, était encore inexistante mais dont l’aménagement, c’est du moins je ce que j’espérais, allait bien finir par se faire, ce en quoi je ne me trompais pas puisque cela se produisit trois ans plus tard.

 

ANNÉE 2015

Mes gratte-ciels ne me satisfaisant toujours pas malgré la réalisation de nombreux travaux, j'imaginais encore, au début de cette année 2015, qu'il fallait, pour les améliorer, leur ajouter de la transparence comme je l’ai précédemment expliqué. Or, ce fut au cours de cette nouvelle année que j’en vins à changer d’avis. Je compris qu’il fallait au contraire, pour chaque édifice, choisir entre la transparence et l'opacité et se garder, à l'échelle où je travaille, d'introduire cette étrange alternance de pierre et de verre au sein d’une même construction. Je m'explique : à mon échelle, soit au millième, une brique de taille normale mesure une dizaine de mètres, soit l'équivalent de trois étages. Si les briques opaques et les briques translucides se succèdent en alternance, ce qui était devenu le cas pour un très grand nombre de tours, on obtient un empilement de strates passant, tous les trois étages, du verre à la pierre (trois étages de pierre suivis de trois étages de verre et on recommence ou bien encore, si l’on double la hauteur des étages en verre, trois étages de pierre suivis de six étages de verre et on recommence). Je ne dis pas qu'une telle ordonnance soit impossible et sans doute existe-t-il de par le vaste monde quelque édifice l'adoptant, mais un pareil agencement ne peut pas devenir la règle générale pour l'ensemble d'une ville.

Ce fut l'obtention d'un grand nombre de plaques aux couleurs sombres en 2015 puis en 2016 qui me fit changer d’avis et me permit de revoir une partie de mes gratte-ciels. Grâce à l'introduction de ces plaques d'une épaisseur de trois millimètres (soit l'équivalent d'un étage), les tours que je reconstruisis me parurent plus réalistes et je compris qu’il fallait dorénavant persister sur cette voix. Elles se retrouvèrent désormais, après les travaux de réfection, composés d'une succession de strates pour la vocation desquelles j'avais une explication plausible: un étage technique opaque (soit une plaque grise par exemple) suivi de neuf étages de bureaux (soit trois briques translucides beige par exemple), cet arrangement pouvant être répété plusieurs fois afin que mes immeubles atteignissent une élévation de 30 à 100 étages (soit 10 à 30 centimètres à mon échelle).

Au cours de cette année, je pris la décision, par commodité, de ne plus construire de nouvelles lignes de métro. Les franchissements de rue me causaient trop de problèmes et j'en avais assez, dès que je soulevais une plaque de base sur laquelle passait un tronçon du métro, que la courbure résultant inévitablement du maniement fît sauter l'ensemble de la ligne qu'il fallait alors replacer laborieusement, opération qui pouvait devenir très crispante quand la ligne à reconstruire se faufilait au milieu d'une longue série de gratte-ciels.

L'Assemblée nationale fut démolie pour être remplacée par un grand magasin. Qu'on se garde d'y voir l'abdication de la politique devant les forces débridées du marché : les députés siégèrent dorénavant dans un tout nouvel immeuble rappelant, avec un brin d'imagination, celui des Nations Unies à La Nouvelle-Yorque. Ils furent à nouveau délogés, deux ans plus tard, lorsque je reconstruisis, pour la seconde fois, l’Assemblée nationale lui faisant arborer une façade de style néoclassique convenant davantage à la dignité de leur fonction républicaine (pouf pouf).

Grâce à la conception d'un nouveau type de façade composé de longues baies vitrées s’élevant sur une dizaine de mètres en surplomb des premiers niveaux sur rue et inspiré du cinéma International, construit en style moderniste au début des années soixante sur l’avenue Karl Marx à Berlin, je refis les façades de toutes les gares et construisis un bon nombre de grands magasins, de théâtres et de cinémas dont certains furent érigés dans les nouveaux quartiers qui virent le jour à l’est de la ville. Il convient de préciser que mon engouement pour ces façades au style moderniste porte principalement sur leur réalisation à petite échelle. Il importe en effet de ne pas oublier que la fascination exercée par les maquettes sur les architectes et les urbanistes conduisit aux pires abominations. Moi-même, qui ne suis ni l’un ni l’autre, sais pertinemment qu'une maquette possède une esthétique qui n'appartient qu'à elle et peut irrémédiablement s’évanouir au premier changement d'échelle.

Je construisis, dans ces nouveaux quartiers s’élevant à l’est du centre-ville, le Palais épiscopal, mon troisième édifice historique, qui se dresse en face du Palais royal et lui ressemble beaucoup puisqu’il n’est constitué, comme son voisin, que de briques blanches et de toits pentus rouges. Étant entendu que la religion constitue une nuisance pour l'ensemble de la société, notamment pour les concubins, les divorcés, les mères célibataires, les homosexuels, les libertins, les libres penseurs et pour tous ceux qui préfèrent penser plutôt que croire, il fut décidé que ce nouveau palais abriterait une extension du musée dédié aux architectures baroque et classique.

Étant passé, quelques jours avant d’entreprendre la réalisation de ces nouveaux quartiers, devant le château de Berlin dont la reconstruction s’achevait, j’avais été stupéfait de découvrir que sa façade orientale, celle donnant sur la Spree, n’était qu’un long mur lisse percé d’ouvertures rectangulaires toutes identiques, ne se distinguait en rien d’un quelconque bâtiment administratif de notre univers mondialisé et contrastait fortement avec les trois autres façades baroques, leur donnant, malgré l’indéniable réussite de ces dernières, un air désagréablement artificiel comme si elles étaient construites en carton-pâte. Aussitôt, j’avais fait quelques recherches sur la toile et avais appris qu’il en avait été décidé de la sorte pour que l’on n’oubliât pas que ce nouvel édifice n’était qu’une copie de l’original qui avait été détruit pendant la guerre puis rasé du temps de la RDA. C’était un peu comme si Eugène Viollet-le-Duc, lors de la restauration (on pourrait même parler de reconstruction) de la cathédrale Notre-Dame, avait érigé une flèche moderne en béton armé dénuée de tout ornement pour que l’on n’imaginât pas, si au contraire il l’eût bâti dans le même style que le reste de l’édifice, qu’elle fût authentique et que l’on ne fût pas désappointé, après avoir cru qu’elle l’était, d’apprendre qu’on s’était trompé. Et encore ne s’agit-il pas de l’exemple le plus probant car cette flèche n’a effectivement jamais existé alors qu’il ne se serait agi, pour revenir au château de Berlin, que de la renaissance d’une aile dont l’existence passée est réelle et très bien documentée. J’avoue que ce raisonnement des maîtres d’ouvrage me laisse dubitatif. Lorsque j’avais visité, sans m’être documenté en aucune manière auparavant, le centre historique de la ville de Dantzig du temps de la Pologne communiste, j’avais été très impressionné par la richesse architecturale de ses vieilles demeures et ne m’étais pas senti trahi, quand, le lendemain, on m’avait expliqué qu’il s’agissait d’une reconstruction, ce qui, pour tout dire, n’avait fait au contraire qu’accroître mon admiration. Aussi, ne puis-je pas comprendre que certains édifices aient le privilège d’être entièrement reconstruits, comme le château de Lunéville, la cathédrale de Dresde ou le Palais royal de Varsovie tandis que d’autres sont condamnés à perpétuité à végéter dans l’état où l’usure du temps ou les aléas de l’histoire les ont abandonnés. Ce fut lors de ma visite de Pompéi que ce sentiment se manifesta le plus aigûment. Ayant visionné des reconstitutions virtuelles aux détails tellement impressionnants de ce lieu mythique, je ne pus m’empêcher d’être un peu déçu de ne voir, arrivé sur place, que les rez-de-chaussée décrépis des maisons, les moignons calcinés des colonnes et les empreintes poussiéreuses des fresques. Il m’arrive même de regretter, et je reconnais que cette pensée n’est pas très orthodoxe, que Saddam Hussein, cet épouvantable dictateur, n’ait pas eu le temps de mener à bien, à cause des circonstances que nous connaissons, son projet de reconstruire la ville de Babylone. Bref, même si je sais qu’Eugène Viollet-le-Duc est très critiqué et que je comprends parfaitement les raisons pour lesquelles il l’est, je ne peux m’empêcher de l’admirer, tout comme j’admire les architectes du château de Guédelon, et de me ranger de son avis quand il dit que restaurer un édifice, c'est le rétablir dans un état complet qui peut très bien n'avoir jamais existé à un moment donné.

Afin que ma ville ne devînt pas un épouvantable puzzle à chaque fois que je souhaitais la sortir de ses boîtes pour la reconstituer, j'entrepris de numéroter ses différentes plaques qui sont aujourd'hui au nombre de 90 (sans compter les 20 plaques du littoral). Je recourus, pour mon premier système de numérotation, aux petites dalles translucides rouges dont je disposais en grande quantité, les ayant pratiquement toutes bannies de ma ville. Ce système devant être le plus discret possible, j'imaginai de nouveaux chiffres permettant de compter jusqu'à 99 sur une surface maximale de 8 tenons. Lorsque j’entrepris, en 2016, d’engazonner mes terrains vagues, je me résolus, trouvant ces agglomérats rougeoyants décidément trop laids, à renoncer à ce marquage. Je lui substituai un système de petites étiquettes rouges d'un centimètre carré collées, pour qu'elles fussent les plus discrètes possibles, sur les toits rouges des édifices publics de très faible hauteur se situant à l'intérieur des îlots. Enfin, lorsque je refis en 2018 tous mes édifices publics de proximité et qu’ils perdirent leur toiture rouge, j’abandonnai ce second marquage pour le remplacer par un étiquetage amovible en plastique posé sur chaque plaque, étiquetage que j’enlève en début d’exposition et replace quand elle s’achève.  

C’est aussi en 2015 que je pris la décision de réaliser un plan de ma ville, d’une part, pour le plaisir de le dessiner et, d’autre part, pour mieux localiser mes édifices existants et mieux répartir les constructions à venir. Je me rendis compte, lors de l’élaboration de ce plan, que certains quartiers manquaient d’équipements collectifs quand d’autres en comptaient beaucoup trop, ce qui, bien-sûr, fut rectifié dans les plus brefs délais. Je m’aperçus aussi que je n’avais toujours pas baptisé mes stations de métro. La solution la plus simple était de les nommer géographiquement d’après l’avenue ou le monument les plus proches comme c’est souvent le cas (République, Opéra, Grand-Palais) mais je choisis de m’inspirer des stations du métro de Pyongyang dont l’enflure des appellations n’a d’égale que l’absence complète d’indication qu’elles fournissent sur leur localisation. C’est ainsi, qu’à l’inauguration de leur nouveau métro dans les années 70, les habitants de Pyongyang voyagèrent d’Étoile rouge à Marche triomphale en passant par Avenir radieux et Lutte opiniâtre sans avoir la moindre idée des endroits qu’ils venaient de traverser. J’ironise et je raille mais qui ne rêverait pas, pour parler sérieusement, d’habiter à la station Inlassable érection du socialisme ? Bref, en l’honneur des pauvres et moins pauvres usagers du métro de Pyongyang, la ligne A comprend actuellement les stations Avènement, Flambeau, Partisans, Avenir, Étendard, Libération, Prospérité et Cosmonautes, la ligne B les stations Gloire, Fraternité, Révolution, Avenir, Émulation, Résistance et Nation et la ligne C les stations Envol, Constitution, Progrès, Libération, Ardeur, Essor et Triomphe.

 

ANNÉE 2016

L'année 2016 fut très riche en transformations. Elle commença par un constat. Mon voisin me fit incidemment la remarque que la grande majorité de mes gratte-ciels avaient la même taille, soit une vingtaine de centimètres, ce qui équivaut à une soixantaine d'étages. Il faut bien reconnaître qu'en maintes occasions rien ne vaut un regard neuf. Bref, il avait raison, il fallait agir. Si je n'avais pas souhaité implanter de gratte-ciels gigantesques dans ma ville, à l'exemple de la tour Califat aux Émirats, c'était, d'une part, pour que les autres constructions ne devinssent pas, en comparaison, ridiculement minuscules et, d'autre part, pour que l'étendue de ma ville n'en parût pas amoindrie. Je préférais en effet que ma ville (dont les côtés mesurent actuellement trois mètres et demi) soit quinze fois plus large que la taille de son plus haut gratte-ciel plutôt que quatre fois seulement. Je me résolus tout de même, pour marquer la silhouette de Microville, à construire un gratte-ciel beaucoup plus élevé que les autres. Je m’inspirai, pour sa réalisation, de l’une des anciennes tours du Centre International du Commerce à la Nouvelle-Yorque dont la forme est très facilement reproductible et me servis d’un lot de briques rainurées noires dont je n’avais plus besoin. Elle se dresse à l'intersection des lignes A et B du métro, culmina dans un premier temps à 420 mètres mais fut rehaussée l’année suivante pour passer à 475 mètres. Elle fut, pendant deux ans, le plus haut gratte-ciel de Microville avant d’être détrônée, en 2018, par une nouvelle tour atteignant les 610 mètres. Dans la foulée, je pris la décision de réduire la taille d'un certain nombre de gratte-ciels et d'en construire de nouveaux, plus petits, mais souvent composés de plusieurs corps de bâtiments reliés les uns aux autres par des passerelles vitrées. Je m'aperçus immédiatement qu'il s'agissait d'une excellente idée. Quelques années plus tard, revenant partiellement sur mon engouement des premiers temps, je finis par modifier ces bureaux de faible élévation comme je l’expliquerai plus loin.

En 2016, six ans après sa création, les rues de ma ville n'étaient toujours pas asphaltées faute de matériel. N’étant toujours pas parvenu à mettre la main sur une quantité suffisante de dalles gris foncé pour les chaussées et gris clair pour les trottoirs (il m'en fallait au bas mot quelques dizaines de milliers), mes administrés en étaient réduits à circuler sur de la terre battue et n’avaient jamais vu d’espace vert de leur vie. L'arrivée de dalles vertes, claires et foncées, me convainquit qu'il fallait se lancer dans l'aménagement de parcs, de squares et de platebandes. J'aurais préféré, bien-sûr, que mes espaces verts fussent tous du même coloris, mais là aussi, faute de pièces aux dimensions adéquates, je me résolus, la mort dans l'âme, à recourir, pour une partie d'entre eux, à ces dalles à l'affligeant ton vert pisseux n'incitant pas à la promenade champêtre. Pour être plus précis, les dalles vert foncé dont je disposais mesuraient un tenon sur quatre et ne permettaient pas de couvrir toutes les surfaces, contrairement aux dalles vert clair qui, ne mesurant qu'un tenon sur deux, étaient beaucoup plus facilement insérables, notamment pour les platebandes des grandes avenues. Porté par mon désir d’offrir enfin de la verdure à mes administrés, j’en vins jusqu’à gazonner les interstices entre les voies ferrées comme on le voit sur les clichés de cette année, mais, n’étant pas vraiment satisfait du résultat, je finis par revenir sur ma décision.

Cette épouvantable pénurie de matériaux cessa soudainement l’année suivante, quand, comme je l’expliquerai ultérieurement, je reçus un gros arrivage en provenance du Danemark comprenant toutes les pièces nécessaires à l'asphaltage des rues, au dallage des trottoirs et à l'engazonnement de tous les espaces verts quelle que fût leur taille.

Je finis, après de longs atermoiements, par agrandir toutes mes stations de métro pour qu’elles pussent accueillir des rames de six voitures au lieu de trois précédemment. Elles sont aujourd'hui facilement reconnaissables à leur toiture noire et blanche. Il serait erroné d'imaginer que le style et la facture de ces nouvelles stations fussent le fruit d'une longue réflexion d'ordre esthétique. Elles furent réalisées avec les seules pièces en nombre suffisant dont je disposais pour qu'elles pussent toutes bénéficier (soit une vingtaine de stations) des travaux d'agrandissement que je m'étais assigné d'accomplir. Les anciennes stations, avec leurs toits arrondis translucides de couleurs différentes selon la ligne, ne me déplaisaient pas, bien au contraire, mais elles étaient devenues trop petites pour une ville en pleine expansion. J'avais en somme commis les mêmes erreurs qu'à Toulouse qui se vit contrainte d'agrandir à grands frais ses premières stations de métro quelques années après leur ouverture pour répondre à la hausse de la demande. De la même façon, la ville de Bordeaux qui, voilà quinze ans, opta pour un tramway magnifique permettant de requalifier tous les endroits qu'il traverse mais aujourd'hui saturé et désespérément lambinard, aurait peut-être mieux fait de se lancer tout de suite dans la construction, plus ambitieuse et beaucoup plus onéreuse, d'un métro. Pour revenir au métro de Microville, l’agrandissement des stations aériennes constitua, pour certaines d'entre elles, un véritable casse-tête en raison, d'une part, du manque de place et, d'autre part, du décalage nécessaire de tous les segments de viaduc. Aussi ne fut-ce qu'au prix de laborieux tripatouillages et d’une réduction substantielle de mon espérance de vie que j'en vins à bout. Deux ans plus tard, en 2018, elles subirent un nouveau ravalement de façade et, n’étant toujours pas entièrement satisfait du résultat, furent à nouveau transformer en 2019.

Ce fut en 2016 que commencèrent les travaux de reconstruction de l’avenue de la Liberté qui s’achevèrent trois ans plus tard. Cette avenue qui n’était alors bordée que d’immeubles d’habitation d’une dizaine d’étages fut entièrement remaniée pour ne plus abriter que des bureaux dont un grand nombre de tours. Cette décision ne fut pas dictée par le désir de tertiariser mon centre-ville mais par l’envie, d’une part, de créer de nouveaux gratte-ciels et par le souci, d’autre part, de recentrer mon quartier d’affaires qui, depuis l’érection de nouvelles zones résidentielles à l’ouest de la ville, avait perdu sa centralité, ce qui déséquilibrait à mon sens l’ensemble de l’agglomération. Les premiers coups de pioche touchèrent les pâtés de maisons jouxtant le Grand Hôtel qui firent bientôt place à de nouvelles tours dont le gratte-ciel en granit noir de la Banque centrale. Les travaux continuèrent les deux années suivantes et s’étendirent même, en 2019, aux rues adjacentes.

Lors de la construction des nouvelles zones résidentielles à l’ouest de la ville, où s’élevèrent le stade olympique, le Palais des sports, le ministère de l’économie, la gare routière et la gare de l’Ouest, je me rendis compte que je n’avais plus, pour les toitures des immeubles d’habitation, de ces dalles beige foncé que j’affectionne particulièrement. Comme il m’arrivait si souvent à cette époque, je manquais de tout, gérais tant bien que mal les pénuries et sentais peser sur mes épaules toute la lourdeur des plans quinquennaux d’antan où l’acquisition du moindre matériau en quantité suffisante constituait une épouvantable épreuve de force. Je finis par dénicher, à prix raisonnable, des dalles beige clair mais je les trouvais nettement moins jolies que les autres et, pour que mes nouveaux quartiers ne détonnassent pas sur les anciens, je pris la décision de doter mes deux avenues principales, l’avenue de la République et l’avenue de la Libération, de ces nouvelles toitures beige clair et d’employer les matériaux ainsi récupérés dans mes nouvelles zones d’habitation. L’année suivante, un nouvel arrivage de dalles beige foncé dans mon magasin de prédilection me permit de restituer les toitures d'origine, ce qui fit que je me retrouvai avec deux ou trois milliers de dalles beige clair au rebut dont certaines me servirent, quelques années plus tard, à réaliser mes plages de sable doré. Pour ce qui est des autres, peut-être finirai-je un jour par en trouver un usage profitable. Quant aux heures de travail perdues dans cette opération s’avérant parfaitement inutile, je préfère ne pas en faire le décompte.

Ce fut aussi au cours de cette année que je construisis le musée d'art contemporain que je recouvris de ces toits blancs légèrement incurvés que je trouve particulièrement adaptés à certains équipements collectifs. La partie centrale du musée, abritant les salles d'expositions, arbora des couleurs vives contrastant avec les bâtiments alentour. Alors que je n'avais cessé, au cours des années précédentes, d'éradiquer toutes les couleurs trop voyantes pour que ma ville gagnât en réalisme, je voulus, pour une fois, faire une exception à la règle. Pour contraster avec le bariolage des salles d'expositions qui le surplombent, le reste de l'édifice présente des façades entièrement vitrées, invitant le promeneur à la découverte et à l'incursion.

Je construisis aussi plusieurs piscines aux façades partiellement vitrées et aux toits blancs légèrement incurvés comme ceux du musée d’art contemporain. Ces équipements sportifs hébergent un bassin de taille olympique, une salle de remise en forme et une zone de détente.

L’événement le plus marquant de cette année fut l’arrivée d’équerres bidirectionnelles. Grâce à elles, je pus me lancer pour la première fois dans le mode multidirectionnel (MMD) dont j'avais vu de magnifiques exemples sur la toile, notamment toute une série de trains, de tramways et de véhicules utilitaires qui, malgré leur extrême miniaturisation, m'avaient paru particulièrement réussis ou, pour tout dire, incomparablement meilleurs que le plus achevé de mes édifices. Ce mode permettant d'emboîter les briques dans toutes les directions (vers le haut, vers le bas et vers les côtés) requiert des pièces dont je ne disposais pas jusqu'alors. Grâce à ces équerres blanches (qui ressemblent en fait à des L majuscules), je pus construire quatre gratte-ciels dont je recouvris les façades des petites dalles ajourées que j'avais employées pour les voies de chemin de fer et dont les rainures posées à la verticale les unes au-dessus des autres me permirent d'obtenir une texture très réaliste.

Enfin, je mis la main sur trois étoiles rouges (qui sont en fait roses mais disons que les nombreuses précipitations les ont délavées) qui convenaient parfaitement à mes gratte-ciels staliniens qui s’en virent immédiatement coiffés.

 

ANNÉE 2017

L'année 2017 fut à plus d'un titre une année décisive. Une rencontre fortuite m'ouvrit les portes de la Foire aux créateurs (Maker Faire) où, pour la première fois, j'eus l'opportunité d'exposer ma ville devant un public de plusieurs milliers de personnes. Durant les semaines qui précédèrent ce qui, à mon échelle, constituait un véritable événement, mon humeur ne cessa d'osciller entre l'exaltation et la frustration. J'étais survolté à l'idée de voir ma maquette exposée devant un large public et désespéré de ne pas trouver les pièces nécessaires à son achèvement. Comme c'est souvent le cas en pareilles occasions, le moment tant espéré fut nettement moins exaltant que l'attente qui l'avait précédé et le public nettement plus indulgent que tout ce que j'avais craint. Nombreux furent ceux qui ne s'aperçurent même pas que mes rues n'étaient pas asphaltées et qu'un grand nombre de mes immeubles manquaient cruellement de réalisme. Je reçus mon lot de compliments pour mon œuvre inachevée au même titre que d'autres qui, à mes yeux, en méritaient beaucoup plus ou beaucoup moins selon le cas.

Il est inutile de dire que la majeure partie de mes travaux de construction et d'embellissement se concentrèrent, cette année-là, sur les quelques semaines qui précédèrent l'exposition. Je pris, pour une énième fois, la décision de reconsidérer d'un œil critique chacun de mes gratte-ciels et entrepris, dans la mesure du possible, la réfection de tous ceux qui ne trouvaient pas grâce à mes yeux. Cela fut en partie possible grâce à l'acquisition d'une grande quantité d'équerres bidirectionnelles noires et grises qui s'ajoutèrent à celles que je possédais en blanc. Grâce à elles, je pus même réhabiliter une partie des petites dalles translucides rouges que j'avais bannies de ma ville après m'en être excessivement servi pour couvrir les petites surfaces de mes immeubles (je tentais alors de justifier leur présence en me persuadant qu'il s'agissait de panneaux photovoltaïques). J'avais fini, grâce à l'arrivée de nouvelles pièces plus adéquates, que je m’étais laborieusement procurées lorsqu’étaient démantelés les modèles d’exposition présentés dans les vitrines du magasin où je me fournissais, par les supprimer petit à petit et m'étais retrouvé avec des milliers de pièces au rebut. Quand je me rendis compte que je pouvais m'en servir en façade grâce aux équerres bidirectionnelles, je leur fis reprendre du service pour un résultat très honorable à condition de ne pas trop en abuser. Je me souvins alors que je possédais aussi un petit lot de dalles translucides bleues et m'aperçus qu'elles convenaient encore mieux. Les 300 pièces dont je disposais me permirent la réfection d'un unique gratte-ciel qui s'avéra très réussi. Aussi est-ce avec amertume que je regrette aujourd'hui de ne pas m'en être procuré davantage à l'époque où elles étaient disponibles à vil prix dans mon magasin de détail.

Je pris en outre la décision de supprimer progressivement tous mes immeubles composés de briques translucides incolores qui, en raison de leur trop grande transparence, manquaient de réalisme à mes yeux. Une fois de plus, c’est grâce aux équerres bidirectionnelles que j’y parvins pour une partie d'entre eux. Elles me permirent en effet de concevoir quatre nouveaux types de façades. Des façades très monolithiques grâce à l’emploi de dalles, des façades rainurées grâce à l’emploi de grilles, des façades courbes grâce à l’emploi de tuiles incurvées et des façades moyen-orientales, rappelant avec un brin d’imagination les panneaux mobiles de l’institut du Monde arabe à Paris, grâce à l’emploi de moucharabiehs, ces petites dalles blanches de quatre tenons ajourées de cinq ouvertures leur donnant une forme légèrement hélicoïdale. À quoi ces dalles peuvent bien servir en temps normal, j'avoue ne pas en avoir la moindre idée.

Le second moment décisif de l’année fut l’arrivée, trois semaines avant ma participation à une seconde exposition (il s’agissait cette fois-là du salon du modélisme au Palais des pionniers), d’une commande de plusieurs dizaines de milliers de pièces qu’il m’avait été possible de passer en raison de ma contribution à la Foire aux créateurs. Le passage de cette commande, pour laquelle on m’avait donné carte blanche, m’avait occupé plusieurs jours car il m’avait fallu dresser la liste des pièces que je souhaitais acquérir et surtout, ce qui était beaucoup plus difficile, avancer leur nombre exact. Je m’étais fixé pour absolue priorité l’aménagement de la voirie et des espaces verts dans ma ville et avais tergiversé des heures, ne parvenant pas malgré tous mes calculs à déterminer le nombre de pièces dont j’avais besoin pour réaliser ces travaux, avant d’arrêter des chiffres sur lesquels je ne cessais de vouloir revenir dès que je m’apprêtais à les rentrer sur le bon de commande. Je craignais en effet, en les sous-estimant, de rater cette unique occasion de réaliser ces aménagements que j’avais planifiés depuis si longtemps et, en les surestimant, de dépenser mon argent bien inutilement car, même si les prix unitaires m’étant proposés défiaient toute concurrence, quand ils se retrouvaient multipliés par plusieurs dizaines de milliers de pièces, ils se transformaient en une somme qui n’avait plus rien d’insignifiant. Préférant néanmoins, après toutes ces années de vache maigre, l’abondance à la carence, j’avais fini, après n’avoir cessé de jour en jour d’arrondir à la supérieure les estimations de la veille, par arrêter des sommes astronomiques. Et ce fut ainsi que du jour au lendemain je fus plongé du dénuement à la profusion. Je reçus un énorme colis contenant 30.000 dalles gris clair pour mes trottoirs et mes cheminements piétonniers, 15.000 dalles gris foncé pour mes chaussées, 5.000 dalles vert foncé pour mes espaces verts et mes platebandes ainsi que 4.000 minibriques translucides et 2.000 grilles triangulaires pour la réfection de certains de mes gratte-ciels. Je m’aperçus assez rapidement, pour les dalles servant à la voirie, qu’une quantité deux fois moindre aurait amplement suffi mais je fus heureux par la suite, lorsque j’entrepris des travaux d’agrandissement, de disposer de bonnes réserves et de ne plus avoir à craindre les pénuries. À l’inverse, je me rendis compte dès les premiers travaux de réfection de mes gratte-ciels que j’aurais pu tripler voire quadrupler le nombre de minibriques et m’en voulus d’avoir été si frileux.

Depuis longtemps, je regrettais que mon centre-ville ne fût pas traversé par un fleuve. J’étais tombé, en arpentant la cybérie, sur la maquette d’une jolie bourgade construite à la confluence de deux cours d’eau et avais trouvé le résultat particulièrement réussi. Aussi, quand s’était présentée l’opportunité de cette commande, avais-je immédiatement pensé qu’il était temps de concrétiser ce projet même si je n’ignorais pas qu’il s’agissait de se lancer dans des travaux titanesques requérant des milliers de pièces et des dizaines d’heures de travail. En effet, pour que le cours du fleuve fût plus profond que la ville et que les ponts restassent au niveau des artères, il fallait surélever l’ensemble des zones bâties, soit la cinquantaine de plaques sur lesquelles elles reposaient alors (elles sont aujourd’hui au nombre de 90). Après de longs atermoiements, j’avais fini par renoncer à ce projet pour deux raisons principales, la première étant son coût qui, malgré la bassesse des prix de détail, s’élevait à un bon millier d’euros et la seconde étant son volume. Je m’explique : les différentes plaques de ma ville sont rangées par lots de trois dans des caisses en plastique. Or, le rehaussement de toute la ville aurait limité le nombre de plaques à deux par caisse ce qui aurait considérablement augmenté, d’une part, l’espace de stockage dans mon appartement et, d’autre part, le volume à transporter lors des expositions, ce que je ne souhaitais pas. Cela dit, j’avoue qu’il m’arriva par la suite de regretter d’avoir pris cette décision. Si, par le plus fortuit des hasards, me disais-je alors, une grand-tante richissime encore inconnue de moi venait à mourir en me léguant tous ses biens, je déménagerais sur-le-champ pour disposer d’une grande pièce entièrement dédiée à ma ville qui se verrais enfin dotée d’un large fleuve enjambé de nombreux ponts. Il s’avéra, comme nous le verrons ultérieurement, que je n’eus pas besoin d’abréger la vie de quiconque pour réaliser, du moins partiellement, ce projet.

Les opérations d’asphaltage, de dallage et d’engazonnement m’occupèrent deux semaines complètes et faillirent me rendre fou en maintes occasions, notamment lorsque je m’apercevais que j’avais fait une erreur de plusieurs kilomètres dans le tracé d’une avenue et qu’il me fallait, pour rectifier le tir, extirper une à une les centaines de petites dalles que j'avais mal positionnées. Grâce aux minibriques translucides, j’entrepris la réfection d’un grand nombre de gratte-ciels et parvins à supprimer des centaines et des centaines de briques transparentes incolores. Grâce aux grilles triangulaires, je conçus un nouveau type de gratte-ciel rappelant l’immeuble de la compagnie d’assurances Metlife à la Nouvelle-Yorque. Le résultat me plut énormément et j’offris des emplacements de choix aux quatre gratte-ciels de cette catégorie.

Enfin, deux ou trois jours avant l’exposition de modélisme, je mis la main sur un lot de cinq cents petites briques gris clair à colonne latérale pouvant servir, à une toute autre échelle que la mienne, de poignée de porte et convenant parfaitement dans ma ville à la construction d’édifices néoclassiques à colonnades. Aussitôt, furent érigés six nouveaux bâtiments (le sénat, le palais de justice, la bourse, le musée des beaux-arts, le palais présidentiel et le nouveau parlement qui remplaça l’ancienne gare routière que je trouvais décidemment trop laide). Je refis aussi un ministère et surtout l’université qui, dorénavant, ressembla davantage au Palais de la culture à Varsovie qu’à l’université Lomonossov à Moscou.

 

ANNÉE 2018

Quand l’année 2018 commença, j’étais loin d’imaginer, après toutes les transformations que je venais de vivre en 2017, qu’il pût encore se passer grand-chose lors des mois à venir. Je me trompais. Dès les premiers jours de la nouvelle année, je pris la décision d’augmenter considérablement le nombre de mes immeubles de bureaux de petite taille quitte à supprimer, pour leur céder du terrain, quelques gratte-ciels superflus ou disgracieux. J’en avais déjà construit un bon nombre au cours de l’année passée mais le résultat n’était pas à la hauteur de mes espérances. Certaines parties de l’hypercentre étaient toujours exclusivement constituées de gratte-ciels, ce qui me semblait exagéré, et, dans les zones jouxtant les quartiers d’affaires, le passage des tours de grande élévation aux immeubles d’habitation de petite taille était beaucoup trop brusque. Tout ceci ne me semblant pas très réaliste, je voulus que les transitions fussent plus graduelles. Aussi, me lançai-je dans la construction d’une centaine d’immeubles de bureaux comptant en moyenne une quinzaine d’étages. J’implantai la majorité d’entre eux le long de l’avenue de la Liberté, menant de la gare du Nord au Grand-hôtel et traversant une zone en pleins travaux depuis 2016, et dans le quartier délimité par le Grand-hôtel et l’avenue de la Libération. C’est ainsi que mon hôpital, qui était encore hébergé dans un gratte-ciel, se transforma en un vaste complexe hospitalier constitué de plusieurs bâtiments dont le plus élevé se vit flanqué d’une gigantesque croix rouge mesurant 23 mètres de diamètre. Manquant cruellement de minibriques translucides dont j’aime bien me servir pour suggérer la succession des étages, j’entrepris de me rabattre sur mes petites dalles gris clair en surnombre, celles que j’avais commandées l’année précédente pour réaliser mes trottoirs et mes cheminements piétonniers et les fis alterner avec des plaques plus foncées, noires ou gris foncé. Pour réaliser ce vaste programme de construction, je détruisis un grand nombre d’immeubles d’habitation et ce fut ainsi, qu’à l’instar de la plupart des métropoles du monde entier, je fis subir à mon centre-ville tous les méfaits de la tertiarisation et de son corollaire, l’embourgeoisement (ou gentrification pour les péteux) reléguant les plus démunis aux confins de mon agglomération grandissante. Je me consolai en me disant que ma ville gagnait en réalisme ce qu’elle perdait en convivialité. Pour la première fois depuis sa création, je connus, lors de cette opération, les contraintes du cadastre parcellaire notamment lorsque je souhaitais substituer un immeuble à un autre, mais je m’aperçus avec étonnement que cet exercice favorisait l’inventivité et qu’en somme il ne me déplaisait pas. Il faut dire que je m’étais jusqu’alors contenté, dans l’immense majorité des cas, de placer mes immeubles à l’endroit le plus adéquat et n’avais jamais construit sur mesure pour une parcelle déterminée.

Si, pour la première année depuis sa création, le nombre de gratte-ciels n’augmenta pas dans ma ville, ce ne fut pas faute d’en avoir construit mais plutôt pour en avoir détruit un nombre équivalent. Parmi mes nouvelles créations, il figure un gratte-ciel inspiré de la tour Cepsa à Madrid qui me plut tant, ce qui n’arrive pas si souvent, que je le répliquai immédiatement en quatre exemplaires, comme je l’avais déjà fait l’année précédente pour le gratte-ciel inspiré de la tour Metlife à la Nouvelle-Yorque. Je reconnais qu’il n’est pas très réaliste qu’une ville soit dotée de plusieurs exemplaires d’un même gratte-ciel mais je me rassure en pensant à certains jeux de simulation urbanistique comme cities skyline ou simcity, que je trouve au demeurant excellents, où le même immeuble n’apparaît pas trois ou quatre fois mais des centaines de fois pour peu que la ville dont on gère le développement prenne de l’ampleur.

Je me résolus par ailleurs à me délivrer de mon obsessionnelle fixation pour la symétrie et m’efforçai, tant que faire se put, d’introduire des décrochements asymétriques dans chacune de mes nouvelles constructions. Je considère avoir à ce jour réalisé quelques progrès en la matière mais, soyons lucides, je reste encore à des années-lumière des prouesses du déconstructivisme ou de l’architecture organique que je trouve parfois très réussies mais qui, à mon échelle, continuent de me paraître irréalisables.  

Cette première opération terminée, du moins pour lors, je m’attaquai à la réfection des «dinosaures», ces gratte-ciels de grande élévation et aux nombreux décrochements s’inspirant de l’architecture art-déco des années 20 et 30. Ils comptent parmi les premiers gratte-ciels de ma ville et se trouvent tous, de ce fait, dans l’hypercentre. Dans un système privilégiant le nombre pair (la brique la plus répandue en légotique mesure quatre tenons sur deux et je ne crois pas qu’il y ait des briques de trois tenons sur trois), ces gratte-ciels reposant tous sur une base impaire, dans le but initial de réaliser un étagement régulier jusqu’au tenon central, étaient souvent constitués de bric et de broc et menaçaient de s’écrouler à la moindre secousse sismique. Ayant amassé avec les années de plus en plus de pièces de toute sorte, j’entrepris de les stabiliser et de surélever les plus réussis d’entre eux, d’une part, pour les mettre en valeur et, d’autre part, pour mieux marquer la silhouette de ma ville. J’introduisis pour certains d’entre eux une seconde couleur comme s’ils étaient composés de deux blocs monolithiques de teinte différente s’imbriquant l’un dans l’autre et le résultat ne me déplut pas.

Parmi les dinosaures que je viens d’évoquer, figurent aussi les tyrannosaures, ces dix-huit gratte-ciels staliniens (ils n’étaient alors en 2018 qu’au nombre de dix-sept) disséminés dans toute la ville et abritant les institutions les plus diverses comme la préfecture de police, les Archives nationales, l’université, l’hôtel de ville, la siège de la Télévision Publique Nationale, l’Académie des sciences, le Conseil d’état, l’Académie des beaux-arts, la Cour des comptes trois hôtels et six ministères (économie, finances, plan, intérieur, éducation, transports). Étant alors tous construits sur le modèle de l’hôtel Ukraine à Moscou, ils se ressemblaient énormément, ce qui avait fini par me déplaire. Lorsqu’en 2017, j’avais reconstruit l’université, le plus grand d’entre eux, en m’inspirant du Palais de la culture et des sciences à Varsovie, je m’étais rendu compte que le résultat était très réussi et avais décidé de m’attaquer à ses petits frères dès que je le pourrais, ce que je finis par entreprendre en 2018. Et c’est ainsi que je fis revêtir des formes plus variées à dix autres de ces tyrannosaures. Deux d’entre eux furent même pourvus de salles plénières coiffées de coupoles grises ou noires qui continuent de me plaire aujourd’hui.

Enfin, et ce fut la dernière opération de grande ampleur menée au cours de cette année 2018, je refis tous mes édifices publics de proximité : les groupes scolaires, les centres multiservices, les maisons de retraite et les supermarchés, ce qui représentait alors une bonne centaine de bâtiments. Les anciennes constructions, toutes bâties en mode unidirectionnel et coiffées de toits rouges avaient fini par me paraître trop rudimentaires et j’envisageais depuis longtemps de les transformer. Je finis par opter, d’une part, pour le mode bidirectionnel, ce qui me permit de couvrir partiellement les façades de grilles blanches et, d’autre part, pour des toitures noires ou gris foncé, ce qui permet encore de repérer facilement ces édifices puisque les immeubles d’habitation alentour sont généralement coiffés de gris clair ou de beige foncé.

L’année 2018 se termina en beauté par le salon du jeu et des activités ludiques de Rostock qui se tint comme tous les ans au début du mois de novembre. Comme en 2017, ce fut deux semaines avant le début du salon que je reçus tout un lot de briques que j’avais commandées l’année précédente avec les membres de mon association de légobâtisseurs. Parmi les pièces livrées se trouvaient quinze nouvelles plaques de base que j’attendais impatiemment pour augmenter la surface de ma ville, souhaitant la faire passer de 49 plaques de base (soit 7 plaques sur 7 pour une largeur de 2,66 mètres et une superficie de 7,1 m2) à 64 plaques de base (soit 8 plaques sur 8 pour une largeur de 3,04 mètres et une superficie de 9,2 m2). Je sus dès leur réception qu’il était illusoire d’imaginer que j’aurais le temps, en deux semaines, d’achever les travaux d’agrandissement que je m’étais assignés mais je parvins tout de même à bâtir sept d’entre elles qui vinrent se greffer à l’ouest de ma ville dont l’aire totale passa de 7,1 m2 à 8,1 m2, gagnant ainsi un tout petit mètre carré pour des heures et des heures de travaux réalisés, comme il fallait s’y attendre, dans la plus grande frénésie. J’avais décidé depuis longtemps que ces nouvelles zones périphériques seraient dépourvues de gratte-ciels et je m’y tins. J’y construisis au nord-ouest, il fallait bien reloger tous les malheureux que j’avais expulsés lors de mon ambitieux programme d’édification de nouvelles zones tertiaires, un grand ensemble à l’habitat ouvert, comme on en trouve dans toutes les banlieues du monde. Ce fut l’occasion d’introduire un nouveau prototype d’immeuble d’habitation (BH3 pour les barres et TH3 pour les tours) érigé en mode bidirectionnel, de dix étages pour les barres et de vingt étages pour les tours, dont les cages d’escalier grises légèrement proéminentes et les façades couvertes horizontalement de grilles blanches suggérant de longues enfilades de balcons continuent de me plaire aujourd’hui. Malheureusement, manquant alors de grilles blanches, je ne parvins pas à en fabriquer plus d’une soixantaine.

À l’ouest, entre les voies ferrées menant à la gare de l’Ouest et la ligne C du métro, je bâtis une nouvelle centrale électrique, des ateliers de maintenance et des usines. Estimant que ma nouvelle centrale électrique avec ses deux bandes latérales rouge foncé et ses cheminées à double conduit était beaucoup plus réussie que sa petite sœur se situant à l’autre bout de la ville, je reconstruisis cette dernière et la pourvus des mêmes attributs. Étant tombé quelques temps plus tard en parcourant la cybérie sur une maquette de la centrale nucléaire de Tchernobyl réalisée à la même échelle que la mienne et constituée d’un enchevêtrement très réaliste de bâtiments, de hangars, de grues, de passerelles et de canalisations, je me rendis compte que mes zones industrielles étaient beaucoup trop proprettes et me promis d’y réfléchir. C’est d’ailleurs la critique majeure que l’on pourrait m’adresser et certains me l’ont déjà faite à mots couverts : ma ville manque, d’une part, d’audace, d’ingéniosité et de ces trouvailles qui confèrent du réalisme à toute maquette et pèche, d’autre part, par son excès d’ordonnance et de symétrie, ces deux points ne me surprenant pas n’étant moi-même ni très inventif ni très fantaisiste et n’ayant pas ce goût qu’ont certains pour le détail. Pour que ma ville gagne en réalisme, il faudrait, d’une part, que j’introduise des zones à l’habitat mixte, des chantiers, des terrains vagues et des friches industrielles et, d’autre part, que j’affine chacun de mes bâtiments soit en expérimentant de nouveaux modes de construction soit en me servant plus originalement des pièces dont je dispose. J’avoue ne pas vraiment savoir comment m’y prendre mais, étant d’une nature optimiste, je ne désespère pas pour autant, me disant que mon perfectionnisme et ma persévérance finiront un jour par sauver ma ville bien-aimée de la médiocrité où elle végète aujourd’hui. Pour clore le chapitre de mes nouveaux quartiers, j’ajouterai que je construisis au sud-ouest un second grand ensemble constitué, pour sa part, d’un autre prototype d’immeuble d’habitation de treize étages (BH2), érigé en mode unidirectionnel et aux cages d’escaliers de couleur beige et légèrement proéminentes comme celles du prototype des quartiers du nord de la ville (BH3). Ayant eu pour ces immeubles davantage de pièces à ma disposition, j’en construisis un nombre plus important et leur fis remplacer la vingtaine de barres datant de 2013 (BH1) que je n’aimais plus du tout, leur trouvant des lignes trop grossières et des couleurs trop tapageuses alors que je leur avais décerné la médaille de bronze de la réalisation la plus réussie l’année de leur création. La majorité de ces immeubles se dressait dans le sud-est de la ville, entre le Conseil d’état et l’Académie des beaux-arts et je profitai de leur éviction pour planifier le gigantesque Musée des sciences et des techniques que je construisis en style classique, disposant d’une ultime poignée de briques grises à colonne latérale.

Enfin, comme il me restait tout un lot de briques gris foncé qui ne me servait à rien, je construisis la veille du salon du jeu en m’inspirant de la tour Sears à Chicago le plus haut gratte-ciel de Microville le faisant culminer à 610 mètres, élévation qu’il conserva jusqu’en 2020 où il repassa à 440 mètres après un complet remodelage dont je parlerai ultérieurement. Il figurait alors au troisième rang mondial des plus hauts gratte-ciels après la tour Califat aux Émirats et le Centre International des Affaires à Shanghaï.

Mes cours à l’université du temps libre s’étant achevés cet automne-là au tout début du mois de décembre, je me remis au travail et parvins à bâtir les huit plaques restantes avant la Noël, faisant passer la superficie de ma ville à 9,2 m² comme je l’avais envisagé au début de l’année. Les tous nouveaux quartiers vinrent se greffer cette fois-ci au sud de ma ville. J’étendis au sud-ouest le grand ensemble que j’avais commencé deux mois auparavant et lui adjoignit un palais des expositions inspiré de celui de Rostock où je venais de présenter ma maquette lors du Salon du jeu et des activités ludiques. Au sud, à proximité des voies ferrées menant à la gare du Midi, je construisis une nouvelle zone industrielle dont la pièce maîtresse fut une troisième centrale électrique fortement inspirée, puisque je la trouvais réussie, de celle que j’avais érigée au mois d’octobre à l’ouest de la ville. À l’est de cette zone industrielle, je construisis un nouveau lotissement constitué d’une vingtaine de tours grises et bordeaux de type TH2 et les fit se dresser autour d’un parc de cinq hectares. M’étant à ce jour toujours concentré sur le bâti, mes espaces verts sont tous de très petite taille. À titre de comparaison, le Jardin public à Bordeaux s’étend sur 10 hectares, le parc Zariadié à Moscou sur 13 hectares, le parc Borély à Marseille sur 17 hectares, le jardin du Luxembourg à Paris sur 22 hectares et le parc Saint-Jacques à Londres sur 23 hectares et encore ne s’agit-il là que d’espaces verts de taille très modeste comparés aux géants que sont le bois de Boulogne à Paris, le parc de la Tête d’or à Lyon, le Jardin animalier à Berlin, le parc Lazienki à Varsovie, le bois de Városliget à Budapest ou le parc de la Culture à Moscou qui s’étendent tous sur plus d’un kilomètre carré (soit plus de cent hectares). Quand au Parc municipal de Manhattan, il recouvre à lui seul 3,5 km2, soit presque le tiers de la superficie actuelle de ma ville.

Enfin, au sud-est, je fis reculer de 400 mètres le Conseil d’état, comme je l’avais fait une première fois en 2014, pour qu’il continuât d’être le point d’aboutissement de l’avenue de la République que je venais d’agrandir d’autant. Je bâtis en outre la foire internationale constituée de plusieurs pavillons et d’un hôtel néoclassique stalinien inspiré de l’hôtel Léningrad à Moscou. Je disposai tous ces pavillons de part et d’autre d’une longue promenade piétonnière au dallage gris et blanc qui continue de me plaire aujourd’hui. Une fois terminés ces nouveaux travaux d’agrandissements, je m’aperçus en consultant mon petit atlas historique, que ma ville, à ce jour, ne s’était jamais développée vers le nord, mais deux fois vers l’est en 2012 et 2015, deux fois vers l’ouest en 2016 et 2018 et quatre fois vers le sud en 2011, 2013, 2014 et 2018. Ce fut donc en me promettant que sa future extension se ferait impérativement vers le nord que je quittai la vieille année pour entrer dans la nouvelle.

 

ANNÉE 2019

Ce fut au cours de l’année 2019 que je vécus la consécration de mes pouvoirs surnaturels et que je me sentis tout à coup la stature d’un démiurge issu de la mythologie. Tel Héraclès détournant le cours de l’Alphée ou Moïse fendant les eaux de la Mer Rouge, je fis jaillir un fleuve du néant, lui fis scinder ma ville en deux parties égales et le fis se jeter dans l’océan qui, du simple effet de ma volonté, s’était miraculeusement rapproché d’elle et dont les plages de sable doré baignaient dorénavant les quartiers septentrionaux. Comme je l’ai relaté précédemment, il y avait belle lurette que je caressais le projet de voir couler une rivière au milieu de ma ville mais je n’avais cessé de le différer estimant qu’il m’eût fallu, pour son exécution, surélever toutes les zones bâties afin de les mettre au-dessus du niveau des eaux, ce qui m’eût engagé dans des coûts et des travaux de bien trop grande envergure. J’y repensais régulièrement mais, dès que j’échafaudais de nouveaux plans, je les abandonnais dans les moments qui suivaient finissant immanquablement par concéder qu’ils n’étaient pas réalisables. L’apparition dans mon magasin préféré d’un bac entier de dalles translucides bleu marine me fit changer d’avis. Leur belle couleur chatoyante me plut aussitôt et l’idée que l’occasion d’obtenir une telle quantité de pièces à si bon prix ne se représenterait pas de sitôt acheva de me convaincre. Je ne fus d’ailleurs pas le seul à suivre ce raisonnement car, deux semaines plus tard, le magasin avait écoulé son stock de plusieurs dizaines de milliers de pièces et je me félicitai en pensée de ne pas avoir tergiversé comme il m’arrive si souvent de le faire et d’avoir acheté en quantité suffisante les pièces dont j’avais besoin. Peut-être cette irrésistible ruée était-elle aussi due au plaisir sensuel – eh oui qui eût cru que pareille sensation fût possible en légotique – de plonger sa main tout entière dans le bac contenant cette multitude de jolis prismes bleu topaze scintillant comme des perles rares sous les projecteurs du magasin. Contrairement à la voirie pour laquelle j’avais été incapable d’estimer avec justesse le nombre de pièces qu’il me fallait au moment de les commander, je n’eus aucun mal à déterminer les quantités dont j’avais besoin pour mes zones fluviales et maritimes. Après mûre réflexion, comme je l’expliquerai plus bas, j’avais souhaité que mon fleuve eût une largeur approximative de 20 centimètres (soit la moitié d’une plaque de base de 48 tenons de côté) et qu’il traversât la ville du nord au sud. Pour l’océan, je voulais qu’il fût plus vaste que le fleuve afin notamment d’y faire circuler paquebots, pétroliers et porte-conteneurs et qu’il recouvrît de ce fait l’intégralité des plaques devant border la partie septentrionale de ma ville, ce qui me permettrait par la suite, puisque ces plaques seraient dépourvues de toute construction, de les empiler sans difficulté. Ma ville verrait donc, une fois terminés ces nouveaux aménagements, sa superficie passer de 64 à 90 plaques de base (soit de 9,2 m2 à 13 m2). Ces 26 plaques supplémentaires qui allaient bientôt s’adjoindre aux 64 plaques existantes correspondraient, pour neuf d’entre elles, au lit du fleuve et ses berges, pour huit autres, aux nouveaux quartiers littoraux devant se situer au nord de la ville de part et d’autre de l’embouchure (comme vous vous souvenez peut-être, je m’étais promis l’année précédente que ma future extension se ferait vers le nord) et, pour les neuf plaques restantes, aux zones maritimes, celles-ci ne devant être constituées, hormis la digue en zone portuaire et les plages en zone balnéaire, que d’eau ou, autrement dit, de ces dalles translucides bleu marine que je comptais me procurer au plus vite ayant le juste pressentiment que le temps pressait. Les zones à recouvrir n’étant cette fois-ci que des quadrilatères, le calcul ne posait pas de difficultés et je ne mis que quelques secondes pour estimer à une quinzaine de milliers le nombre de pièces qu’il me fallait acquérir, ce qui équivalait au contenu d’une douzaine de gobelets pour une valeur approximative de 200 euros. À peine eus-je emmagasiné ces milliers de dalles, que le hasard me fit apprendre que la plus grande chaîne de jouetteries de la ville faisait une promotion sur le modèle de plaque que je convoitais pour mes travaux d’agrandissement les offrant pour une petite journée supplémentaire au tiers de leur prix normal. Doux Jésus, quelle aubaine, m’écriai-je en moi-même ! Sans doute aurais-je vu là, si j’eusse été porté sur la chose religieuse, le signe indubitable d’une volonté divine. Je n’eusse certes pas manqué de m’étonner, au regard des innombrables fléaux sévissant sur notre pauvre planète, que le seigneur prît le temps de s’intéresser à mon futile amusement et de le promouvoir, mais sans doute en eussé-je conclu que j’occupais une place toute particulière dans son cœur en raison de mon indéfectible piété. L’être divin ne souhaitant pas pour autant, malgré son infinie bonté, que l’acquisition de ces nouvelles pièces fût pour moi, pauvre pécheur, une partie de plaisir, rationna la vente des articles promotionnels à cinq unités par client, espaça les filiales de plusieurs kilomètres et vida prématurément le stock d’une partie d’entre elles si bien qu’il me fallut, pour acquérir la trentaine de plaques dont j’avais besoin, me rendre dans une dizaine de magasins et parcourir sous un soleil de plomb et dans les gaz d’échappement une bonne centaine de kilomètres à vélo, de telle sorte que je garde de cette journée le souvenir inoubliable d’un véritable chemin de croix constituant, comment voir la chose autrement, l’étape nécessaire et, espérons-le, suffisante de ma future canonisation.

La taille de mon fleuve fut une question qui m’occupa plusieurs jours. J’hésitais entre une rivière de petite largeur comme celle qui traverse la ville de Chicago et ne mesure qu’une centaine de mètres et un fleuve de plus grande envergure comme celui qui baigne la ville de Shanghaï et mesure cinq fois plus. La rivière me tentait en raison des points de vue très scéniques, à la Métropolis, qu’elle pourrait offrir dans un centre-ville marqué par la verticalité de son architecture et l’absence de toute ligne d’horizon mais je craignais qu’on ne la vît plus dès que l’on s’éloignerait d’elle ne fût-ce que de quelques pas. C’est d’ailleurs ce qui arrive aujourd’hui à mon jardin municipal qui, dès que l’on prend un peu de recul, tend à disparaître en raison de son étroitesse et de son profond encaissement au milieu d’une multitude de gratte-ciels. La seconde solution me séduisait parce qu’elle permettrait de dégager la vue sur le centre-ville et qu’elle nécessiterait, d’une part, la construction de ponts d’une longueur substantielle et, d’autre part, l’utilisation d’un grand nombre de ces jolies dalles bleu marine qui me plaisaient tant. Je finis par couper la poire en deux et arrêtai, en pensant à la construction de mes futurs ponts, une largeur de 26 tenons (soit approximativement 200 mètres) dont 24 tenons pour réaliser des travées de quatre, six ou huit tenons, ces travées pouvant être constituées d’arches ou de poutres, et un tenon supplémentaire de part et d’autre de l’ouvrage d’art pour accueillir les piliers devant soutenir les rampes d’accès menant du pont à la voirie. N’ayant pas en effet les moyens de surélever le bâti, mes zones aquatiques seraient une sorte de miroir d’eau se situant au même niveau que la ville et il faudrait, pour que mes ponts franchissent la rivière sans bloquer la circulation fluviale, qu’ils s’élevassent d’une dizaine de mètres (soit un centimètre à mon échelle) au-dessus du niveau commun de la voirie et des eaux. J’aurais bien sûr préféré que mon fleuve fût encaissé et bordé de quais comme c’est généralement le cas mais, puisque ce n’était pas réalisable, je me consolais en me disant que ma ville se situait dans un monde idéal dénué de catastrophes naturelles et qu’elle n’avait donc pas à craindre d’être submergée par les flots en cas de crue pour la simple raison qu’il n’y en aurait jamais.

L’emplacement et le tracé de mon fleuve furent la seconde question qui me tarauda. Pour son emplacement, je n’eus pas à réfléchir longtemps car il m’apparut très vite qu’il devait longer l’avenue de la République me permettant ainsi de la rééquilibrer car j’éloignerais d’elle toute une série de gratte-ciels se dressant directement dans les cours de ses immeubles, ce qui ne me satisfaisait pas même si c’est une chose assez courante dans plusieurs villes. À Pyongyang, par exemple, de nombreuses avenues sont bordées d’immeubles de cinq à dix étages datant des années soixante ou soixante-dix derrière lesquels, depuis une vingtaine d’années, les bicoques et les remises qu’ils cachaient très habilement des regards indiscrets sont de plus en plus souvent remplacées par des tours pouvant compter jusqu’à cinquante étages. J’ajouterai en passant que ce genre d’opérations d’urbanisme a l’énorme avantage d’augmenter la surface habitable de la ville sans agrandir sa superficie, sans éloigner la population du centre et sans contraindre la municipalité à développer le réseau de transports en commun. Si, dans tant de villes, les pouvoirs publics n’avaient pas favorisé pendant des décennies l’habitat individuel en grande couronne et avaient au contraire œuvré pour densifier et revitaliser les faubourgs et la proche banlieue, sans doute aurions-nous aujourd’hui moins de problèmes de circulation, de pollution, d’exclusion et peut-être même de délinquance. Pour le tracé du fleuve, je fus indécis plusieurs jours. J’aurais bien introduit un brin de sinuosité pour qu’il parût plus réaliste mais, ayant toujours détesté les obliques en dents de scie auxquelles légobâtisseurs et minecrafteurs sont contraints dès qu’ils veulent suggérer la courbe, je finis par opter pour un fleuve rectiligne qui, dès la fin des travaux d’aménagement, me parut hélas beaucoup trop artificiel même s’il peut arriver que certains fleuves domestiqués par l’homme affichent sur plusieurs kilomètres de belles lignes droites comme la Volga à Volgograd, le Yodo à Osaka, le Mississipi à Bâton-Rouge ou le Rhône à Lyon.

Quand, au bout de plusieurs heures d’un travail fastidieux, j’eus fini de placer les quinze mille dalles bleu marine sur mes nouvelles plaques et que mes zones fluviales et maritimes furent enfin achevées, je pus me lancer dans la construction des berges le long du fleuve, des docks dans le port et des quartiers résidentiels le long des plages. Je commençai par les berges qui avaient chacune une largeur de onze tenons et résolus que mon fleuve serait la ligne de démarcation entre les zones résidentielles se situant à l’est de la ville et le quartier des affaires. Puisque la rive gauche bordait l’hypercentre, je voulus que son architecture fût verticale et, au contraire, puisque la rive droite se situait dans le prolongement de quartiers majoritairement résidentiels aux immeubles d’une dizaine d’étages (à l’exception des abords de la gare de l’Est, de l’aéroport et du musée des Sciences et des Techniques où se dressent de nombreux gratte-ciels) je voulus que son architecture fût horizontale. Les gratte-ciels se situant jusqu’alors dans les arrière-cours de l’avenue de la République se retrouvèrent sur la rive gauche bénéficiant tout à coup d’une vue imprenable sur le fleuve et je n’eus plus qu’à en construire une dizaine pour densifier tout cet ensemble. Je m’inspirai, pour le plus réussi d’entre eux, de l’hôtel Intempo à Bénidorm qui est reconnaissable à sa forme évidée rappelant la Grande Arche de La Défense à Paris. Je mis deux bonnes heures pour le concevoir et finis, très satisfait du résultat malgré de petites imperfections, par lui attribuer la médaille d’or de la plus belle réalisation de l’année 2019. Bénidorm, que je ne connaissais que de nom et que je découvris cette année-là en naviguant sur la toile, est cette incroyable cité balnéaire espagnole qui, bien qu’elle ne compte officiellement qu’une centaine de milliers d’habitants et ne s’étend que sur quelques kilomètres carrés, est hérissée de gratte-ciels et revêt des allures de Wan Chai, de Pudong, ou d’Inchéon. C’est à Bénidorm qu’aurait été autorisé, pour la première fois en Espagne, le port du bikini. L’église aurait fait rageusement campagne contre ce symbole de débauche et d’impiété, ce qui ne m’étonne pas la sachant toujours prête à se mobiliser pour les causes d’importance cruciale. Lors d’une entrevue chez le maire de Bénidorm, l’évêque du diocèse aurait sommé son hôte de revenir au maillot de bain à pièce unique. À sa grande surprise, le maire lui aurait répondu qu’il n’y voyait pas le moindre inconvénient et qu’il suffisait que l’évêque lui indiquât quelle partie du bikini il souhaitait dorénavant voir interdire… Si cette histoire est véridique, je félicite le maire pour sa repartie, faculté que je n’ai jamais eue ne trouvant généralement que plusieurs heures après l’altercation la réplique cinglante que j’aurais pu adresser à mon détracteur.

La médaille d’argent revint cette année-là au siège du Novelliste, gratte-ciel érigé en mode décalé et répliqué en trois autres exemplaires malgré sa grande fragilité et ce fut le siège de l’AUD (Agence gouvernementale pour l’Urbanisme et le Développement des territoires urbains) qui remporta la médaille de bronze. Ce dernier gratte-ciel trouva son inspiration dans la maquette commercialisée par la maison mère du Centre International de la Finance du quartier d’affaires de Luziajui mais, ma version ne ressemblant pas plus à la maquette que la maquette ne ressemble à l’original, ma création n’a plus grand-chose à voir, même si je la trouve assez réussie, avec le vertigineux gratte-ciel se dressant à Shanghaï.

Je poursuivis mes travaux par l’aménagement des quartiers littoraux. Côté plage, au nord-ouest de la ville, je ne fis qu’agrandir le quartier résidentiel que j’avais bâti l’année précédente. La seule nouveauté significative fut, grâce à l’acquisition de pièces permettant en les réunissant par quatre de construire une coupole, l’érection d’une gigantesque mosquée flanquée de quatre minarets et ornée, dans sa vaste cour intérieure, de bassins aux formes géométriques. Étant moi-même aussi porté sur la bondieuserie que Donald Trump l’est sur la littérature, il fut convenu que cette mosquée abriterait un musée, comme ma cathédrale et mon palais épiscopal, qui pourrait être dédié à l’architecture moyen-orientale. Cette mosquée ne passa pas inaperçue et suscita bien des réactions pouvant être incrédules, railleuses ou carrément venimeuses. Il convient d’ajouter, avant de me lancer dans le récit de deux anecdotes m’étant arrivées cette année-là lors du salon du jeu et des activités ludiques de Rostock, que la première question que se posent les badauds découvrant ma maquette pour la première fois est de savoir s’il s’agit de la réplique d’une ville existante. En Allemagne, on me propose d’emblée les noms de New-York et de Francfort, ce qui ne manque pas de m’étonner surtout pour la ville de Francfort qui, ne comptant qu’une poignée de gratte-ciels, n’a décidemment rien à voir avec Microville qui en possède vingt fois plus au bas mot. Et c’est à ce sujet que je surpris la conversation de deux jeunes gens. Le premier demandait au second s’il s’agissait de la ville de Francfort et le second lui répondit sans sourciller qu’il se trompait puisqu’il y avait beaucoup plus de mosquées dans la capitale francone. S’il est vrai que les grandes villes allemandes possèdent chacune quelques mosquées, il ne faut pas oublier que celles-ci sont d’une taille ridicule au regard de leurs consœurs en terre majoritairement musulmane. Au Liban, où vivent moins de musulmans qu’en Allemagne ou en France, les mosquées sont infiniment plus vastes et plus nombreuses que dans n’importe quel pays d’Europe occidentale et ressemblent davantage à celle qui s’élève désormais à Microville. Malheureusement, tout le monde n’a pas l’humour de ces deux jeunes gens et le petit accrochage qui m’arriva quelques heures plus tard lors du même salon ne manqua pas de me le rappeler. Un homme d’une quarantaine d’années, les cheveux ras, le regard froid et les lèvres pincées, se croyant sans doute appartenir, du fait de la pâleur de son teint cireux et de la blondeur de son maigre duvet, à quelque race supérieure, bref le genre de personnages avec qui l’on sent d’emblée que l’on va se fendre la poire, vint me trouver, l’air inquisiteur, pour que je lui fournisse des explications sur le fait qu’il y eût dans ma ville une mosquée, une synagogue (dans son indignation, il prenait mon Palais de la mer pour un temple juif) mais, ô comble de l’hérésie, pas l’ombre d’une église. Au lieu de l’envoyer chier sur-le-champ, comme j’aurais dû le faire si j’eusse eu davantage d’assurance et de présence d’esprit car on ne discute pas avec un crocodile, je le détrompai en lui montrant, sise au milieu des gratte-ciels du centre-ville, ma gigantesque cathédrale néogothique en briques rouges dont la nef, comme je l’ai déjà indiqué, dépasse en longueur celle d’Amiens et en hauteur celle de Beauvais. Il en conclut aussitôt que j’avais délibérément dissimulé mon unique édifice chrétien afin qu’on ne le vît plus et me regarda d’un air hostile lorsque je lui répondis qu’elle était au contraire, du fait de sa position centrale, bien plus visitée que sa consœur isolée dans une lointaine banlieue. Voyant qu’il n’avait pas prise sur moi et que je n’allais pas admettre de sitôt mon implication dans l’odieux complot islamo-judéo-cosmopolite qu’il venait de percer à jour, il s’en fut en grommelant. Ce bref échange me fit prendre conscience qu’il n’y avait pas de synagogue à Microville. Moi qui suis agnostique et considère d’un très mauvais œil toute tentative de ramollissement de l’esprit, je savais que ce n’était pas par antisémitisme que je n’avais pas représenté la troisième grande religion monothéiste mais tout simplement parce que j’ignore à quoi ressemble une synagogue. Autant mon esprit se figure immédiatement le clocher, la rosace et les arcs boutants d’une église ou bien le dôme, la cour et les minarets d’une mosquée, autant il reste désespérément aride dès qu’il s’agit d’une synagogue ne parvenant pas à lui associer aucune forme en particulier. Qu’à cela ne tienne, me dis-je en cette fin d’année, il n’y a aucune raison que Microville ne fût pas un jour ou l’autre dotée d’une synagogue constituant l’emplacement idéal pour un musée qui pourrait être dédié à tous les malheurs qu’ont endurés les pauvres juifs au cours des siècles.

 

ANNÉE 2020

Rien ne vaut une petite séance d’autocritique pour entamer la nouvelle année pensais-je en regardant tout dépité les photos que j’avais faites de ma ville deux mois plus tôt lors du Salon du jeu et des activités ludiques de Rostock. Il n’y avait pas à tergiverser : je leur préférais celles de l’année précédente et les raisons de ce triste constat me crevaient les yeux. La soudaine apparition au milieu de mon agglomération de ce fleuve beaucoup trop rectiligne, beaucoup trop vaste et beaucoup trop bleu constituait de loin l’imperfection la plus flagrante. L’omniprésence de cette large étendue d’eau avait en outre l’énorme inconvénient, en entaillant le tissu urbain, de rompre sa continuité et de détruire l’impression d’immensité que ce dernier conférait jusqu’alors au bâti. Or, cette impression d’étendue et d’urbanité était précisément l’objectif principal que je m’étais fixé au tout début de mes travaux de construction et, à mes yeux, l’aspect le plus réussi de mon ensemble urbanistique que je venais donc, niaiseux que j’étais, de défigurer sur un coup de tête. Sans doute eût-il été raisonnable de prendre des mesures radicales et de supprimer l’intru sans autre forme de procès mais je sus tout de suite que je ne m’y résoudrais pas. J’avais trop investi, tant mentalement que matériellement, dans l’émergence de ce fleuve pour envisager de m’en débarrasser. Il fallait donc le transformer : atténuer sa brillance, réduire ses dimensions et rompre sa rectitude. Pour réaliser le premier objectif, il eût fallu remplacer les milliers de dalles bleu marine que j’avais acquises l’année précédente ce dont, bien sûr, il était hors de question même si je fus brièvement tenté, dans un moment de folie, de le faire. J’avais vu en effet, quelque temps plus tôt, la réalisation de mon légobâtisseur préféré (il s’agissait, à une échelle proche de la mienne, d’une magnifique maquette de la Rome impériale) et n’avais pas manqué de remarquer qu’il avait judicieusement choisi des briques translucides grises pour représenter les eaux du Tibre. Cette couleur m’avait semblé plus conforme à la réalité et j’avais ressenti, comprenant que j’avais manqué ma chance d’en faire autant, un léger pincement au cœur me rappelant cette scène incroyable d’un film américain narrant le quotidien d’un jeune loup de la finance à la fois carriériste, égocentrique, perfectionniste et maniaque qui, en constatant que la carte de visite de son collègue est d’un coloris, d’une texture et d’une calligraphie légèrement plus subtils que la sienne, est pris de sueurs froides et frappé de palpitations. Je n’en étais pas là, bien sûr, mais j’avais et continue de concevoir quelques regrets quand je regarde les eaux trop bleues de mon long fleuve tranquille. La contemplation de cette impressionnante reproduction de la Rome impériale me rappela que j’avais découvert, de nombreuses années auparavant, deux plans-reliefs effectués en plâtre de cette même ville à son apogée. Le premier, réalisé par Italo Gismondi durant toute la durée d’une vie m’avait, du fait de son envergure, le plus impressionné. Conçue au 250ème, cette œuvre grandiose exposée au Musée d’archéologie de Rome nous dévoile une surface qui, s’il s’agissait d’un carré, aurait 16,8 mètres de côté soit 4,2 kilomètres à notre échelle. La maquette d’Italo Gismondi est tellement vaste qu’il est impossible aux visiteurs d’apprécier à l’œil nu toute la richesse de détails des monuments se trouvant trop éloignés du bord. Il est certes possible, pour jouir d’une vue d’ensemble, de monter sur une galerie mais, là aussi, les détails restent hors de notre portée. Le second plan-relief, réalisé par Paul Bigot durant, là aussi, toute la durée d’une vie et exposé au Musée d’art et d’histoire de Bruxelles, fut conçu au 400ème et révèle une surface qui, s’il s’agissait d’un carré, aurait 8,2 mètres de côté, soit 3,3 kilomètres à notre échelle. À titre de comparaison, Microville est construite au millième et représente un carré de 3,8 mètres de côté soit 3,8 kilomètres à notre échelle. Quelques années plus tard, j’avais découvert, en arpentant la cybérie, une autre maquette qui m’avait sidéré tant par sa minutie que par son échelle. Réalisée durant 25 ans de sa vie par André Caron au 1800ème (ce qui fait qu’un gigantesque monument tel que le Colisée ne mesure plus que 10 centimètres de diamètre pour 3 centimètres de hauteur et qu’un immeuble de quatre étages ne dépasse pas les 6 ou 7 millimètres), cette maquette en carton peint à la gouache qui représente une surface qui, s’il s’agissait d’un carré, aurait deux mètres de côté soit 3,6 kilomètres à notre échelle éblouit par sa méticulosité, sa rigueur et son goût du détail. Ce ne fut d’ailleurs qu’après avoir visionné un court métrage présentant son concepteur à l’œuvre et montrant que ses immeubles d’habitation étaient minuscules comparés à la taille de ses doigts que je finis par admettre que les indications données par l’auteur sur l’échelle n’étaient pas erronées. Pour l’anecdote, l’une des spécificités de l’œuvre de Paul Caron, qui malheureusement n’a pas de lieu permanent d’exposition, est qu’elle fut conçue à l’aide d’emballages de croquettes pour chiens. Ses fidèles compagnons ne purent malheureusement pas profiter de cette bénédiction quasi divine pour s’empiffrer à loisir car une seule boîte de croquettes suffisait, en raison de l’échelle à laquelle il travaillait, pour occuper leur maître de très longues journées.   

Pour revenir à Microville, n’étant donc pas en mesure de modifier la couleur de mon fleuve, il me fallait agir sur sa forme et sur sa taille. Je pris la décision, d’une part, de réduire sa largeur de moitié, ce qui signifiait qu’il fallait aussi, à mon grand regret, raccourcir la longueur des ponts qui eux ne me déplaisaient pas tels qu’ils étaient, et, d’autre part, d’introduire une sorte de méandre constitué de quatre coudes à 135 degrés (ouverture correspondant aux angles d’un octogone) dans son cours, le premier vers l’est, juste avant le centre d’affaires, et l’avant-dernier vers l’ouest, juste après. Si, l’année précédente, j’avais renoncé à l’introduction de toute forme courbe dans le lit de mon fleuve, c’était pour éviter l’apparition de lignes en dents de scie que je trouve, à mon échelle, particulièrement disgracieuses. Au bout de plusieurs tentatives infructueuses, je parvins cette fois-ci à camoufler l’épouvantable crénelage résultant des deux nouveaux tronçons obliques que je venais de créer en les couvrant, comme s’il s’agissait d’une digue sur berge, de longues dalles gris clair d’un tenon sur huit. Je constatai à ma grande surprise que le résultat de ces modifications était très satisfaisant et m’en voulus de n’avoir pas été plus persévérant l’année précédente.

La conséquence la plus immédiate du rétrécissement de mon fleuve fut la conquête de nouveaux terrains à bâtir sur les berges qui me permirent d’agrandir, sur la rive droite au nord et au sud de l’hypercentre, mes zones résidentielles et, sur la rive gauche, mon quartier d’affaires dont l’extension se retrouvait enserré dans la boucle que je venais de créer. Ce fut au cours de l’urbanisation de ces nouvelles zones que je conçus, inspiré de la Tour internationale du commerce érigée dans les années 70 à Berlin-Est, un gratte-ciel qui me plut aussitôt, que je répliquai en trois ou quatre exemplaires de différentes tailles et auquel je décidai de décerner, alors qu’on n’était qu’au printemps mais pensant à juste titre que je ne ferais pas mieux dans les mois à venir, la médaille d’or de la plus belle réalisation de l’année. La médaille d’argent revint quelque temps plus tard au Palais de la République, inspiré de l’édifice du même nom construit lui aussi dans les années 70 à Berlin-Est et qui fut mon second bâtiment partiellement érigé en mode décalé. Que la capitale de la RDA figurât cette année deux fois au palmarès ne signifie nullement que je conçoive une quelconque admiration pour l’architecture de ce pays que je considère, à quelques exceptions près, comme calamiteuse et sur laquelle je pourrais m’étendre longuement si je n’avais pas tant d’autres choses à relater. Quant à la médaille de bronze, elle fut attribuée aux premiers îlots de bureaux édifiés en habitat fermé comme je l’expliquerai plus loin.    

La seconde imperfection que révélaient mes clichés était la réapparition, alors que j’avais réussi à me débarrasser d’elles quelques années plus tôt, de couleurs trop voyantes à mon goût. L’année précédente, lors des travaux d’aménagement des berges, j’avais été, une fois de plus, confronté à la pénurie de matériaux. J’avais manqué, pour couvrir les façades de mes nouveaux gratte-ciels érigés en mode bidirectionnel, de ces dalles translucides grises ou beiges qui sont selon moi les plus adéquates à cet effet, et m’étais rabattu, d’une part, sur les dalles translucides bleu marine en surnombre dont je m’étais servi pour mon fleuve et, d’autre part, sur des tuiles carrées vert bouteille et rectangulaires rouge grenat dont la teinte m’avait paru décente quand je les avais découvertes dans mon magasin de détail. Je m’apercevais maintenant que je m’étais trompé et, sachant qu’un nouveau lot de briques commandé grâce à mon association de légobâtisseurs et comprenant des milliers de dalles et de minibriques translucides allait bientôt me parvenir, je fus réconforté à l’idée que je pourrais bientôt rectifier le tir. Cette nouvelle livraison ne tarda d’ailleurs pas et je pus à nouveau me lancer dans d’importants travaux au cours desquels je réussis à remodeler un très grand nombre de gratte-ciels et d’immeubles de bureaux en insérant notamment les vingt mille minibriques translucides que je venais de recevoir, ces fameuses pièces dont j’aime bien me servir pour symboliser la succession des étages. Il me semble important, à ce propos, de préciser le point suivant : la représentation que je fais des étages et dont je me contente faute de mieux est trompeuse. Les minibriques mesurant trois millimètres (soit trois mètres à mon échelle) produisent, quand les pièces opaques alternent avec les pièces translucides, des niveaux dotés d’une hauteur de six mètres sous plafond, ce qui est très exagéré et double en gros les proportions réelles. Ce n’est pas très gênant pour les tours de grande élévation dont on ne retient, après les avoir vues, que la multitude des étages sans pouvoir dire s’il y en avait une trentaine ou bien une soixantaine mais plus malencontreux pour les bureaux de petite taille d’une dizaine ou d’une quinzaine d’étages qui, n’en présentant à nos yeux que la moitié paraissent plus petits qu’ils ne sont en réalité et semblent disproportionnées quand on les compare aux immeubles résidentiels voisins de même élévation. Je terminerai cette parenthèse en précisant que je suis sans doute le seul à m’en apercevoir et que j’aurais tort de m’en émouvoir, mais je suis un grand maniaque et on ne se refait pas ou, pour être plus exact, on n’a pas envie de se refaire.  

L’immeuble qui engloutit le plus grand nombre de ces minibriques translucides que je venais de recevoir fut sans conteste la réplique très approximative que j’avais faite en 2018 de la tour Sears à Chicago. Je l’avais construite en me servant d’un surplus de briques gris foncé, l’avais effilée en l’élevant à plus de 600 mètres et, n’aimant pas la croix que formait l’avant-dernier segment du gratte-ciel original (allez savoir pourquoi), l’avais davantage étagée en lui insérant un plus grand nombre de paliers et en la dégradant module par module (ils sont au nombre de neuf) jusqu’au sommet. Je déplorais depuis sa création que mon gratte-ciel le plus élevé fût précisément le plus grossier (il n’était constitué que de quatre ou cinq pièces différentes) et comptais le transformer à la première occasion venue. Par ailleurs, je m’apercevais avec dépit, en le comparant à l’original, que la version apparemment plus sophistiquée que j’en avais faite ne le bonifiait en rien, bien au contraire, et lui préférais la silhouette plus sobre de son frère aîné. Aussi pris-je la décision de l’embellir en symbolisant ses étages, en lui restituant ses proportions d’origine et en le diminuant d’une cent cinquantaine de mètres pour lui rendre sa taille originelle, soit 440 mètres. Une fois les travaux terminés, je constatai que j’avais vu juste et que le vilain petit bâtard s’était transformé en un véritable pur-sang que je pouvais dorénavant exhiber sans la moindre honte. 

L’insertion de ces milliers de nouvelles pièces me permit de récupérer en très grand nombre les petites dalles gris clair dont je me sers normalement pour réaliser mes trottoirs et mes cheminements piétonniers mais que j’avais utilisées, faute de mieux, pour suggérer la succession des étages. Je me dis qu’elles me serviraient à la voirie de mon ultime extension, vers l’est, que je comptais entreprendre l’année suivante.

La quatrième opération majeure de cette année, après le rétrécissement du fleuve, l’urbanisation des parcelles gagnées sur l’eau et l’insertion de milliers de briques translucides fut le remaniement de pratiquement tous les immeubles de bureaux de moindre taille. Je m’étais lancé dans leur construction en 2016 après avoir constaté que ma ville ne comptait pratiquement pas d’immeubles de taille intermédiaire se situant entre la barre d’habitation d’une dizaine d’étages et le gratte-ciel en dénombrant plus d’une trentaine. Aussitôt, je m’étais attelé à la tâche pour en ériger, selon les statistiques dont je dispose et dont je parlerai ultérieurement, une cinquantaine en 2016, une autre cinquantaine en 2017, puis une centaine en 2018. Pour ce faire, je m’étais majoritairement servi de plaques noires de six tenons sur quatre qui se trouvaient être les seules dont disposaient alors mon magasin de détail. Ma ville s’en était immédiatement trouvée plus réaliste mais je ne pouvais m’empêcher de déplorer l’épaisseur de ces nouveaux édifices dont la largeur dépassait du double celle de mes barres d’immeubles d’habitation (soit 30 mètres pour les premiers et 15 mètres pour les seconds). Quand, en 2018, décidant d’introduire des formes asymétriques dans ces parallélépipèdes afin de rompre leur monotonie, je leur adjoignis grâce à l’aide de plaques d’un tenon sur deux, sur trois ou sur quatre (que j’appelle aussi minibriques) des décrochements de formes variées, je ne fis que gonfler leur volume si bien qu’ils se retrouvèrent bientôt transformés en énormes pâtés. L’acquisition en 2020 d’un lot de plaques noires, grises, beiges et blanches de petite taille (de trois tenons sur trois, de quatre tenons sur deux et de trois tenons sur deux) me permit enfin de reconstruire la grande majorité de ces immeubles de bureaux en réduisant leur surface au sol. Et ce fut ainsi que leur nombre total passa, en une semaine de labeur acharné au cours de laquelle je me vis racler tous les fonds de tiroir, de 200 à 350 ce qui fait qu’ils mincirent en moyenne quasiment de moitié puisque je n’avais pas empiété sur de nouveaux terrains. Ce fut au cours de ces longues heures de travail que j’en vins, manquant de place pour positionner l’un de mes immeubles, à le coller à l’édifice voisin et les rendit par la même mitoyens. Je m’étais à ce jour appliquer à disjoindre mes différents bâtiments créant ainsi un urbanisme à l’habitat semi-ouvert respectant la trame des rues mais séparant d’un tenon chacune des différentes constructions comme c’est le cas, par exemple, dans les quartiers d’après-guerre des grandes villes du Proche-Orient que ce soit au Caire, à Tel-Aviv, à Damas ou en Amman. Ce n’étaient pas des considérations d’ordre urbanistique ou esthétique qui m’avaient conduit à ce choix mais le fait que je ne disposais pas de pièces suffisamment variées pour que l’on reconnût en cas de mitoyenneté qu’il s’agissait à chaque fois d’immeubles différents édifiés sur des parcelles distinctes. Fasciné par le centre-ville de New-York où pratiquement tous les immeubles, quelle que soit leur taille, sont mitoyens et où certains gratte-ciels peuvent se partager le même pan de mur sur vingt ou trente étages avant de s’écarter l’un de l’autre en raison de leurs différents retraits, je regrettais néanmoins qu’il n’y eût rien de similaire dans ma ville et ce d’autant plus que j’avais découvert quelque temps plus tôt l’incroyable maquette de Karl Sperber qui reproduisait à merveille cette fascinante impression d’intense densité urbaine. Réalisée au 500ème en carton dans son garage durant une soixantaine d’années puis partiellement exposée dans la vitrine d’un magasin désaffecté de sa ville de résidence, cette œuvre aux immeubles d’une étonnante diversité représente sur une surface de 100 m2 le centre-ville d’une gigantesque ville imaginaire inspirée de New-York ou de Chicago et me faisait regretter de ne pas avoir tenté d’en faire autant. Ce fut donc un peu par accident, comme je l’ai relaté précédemment, que je me rendis compte que j’étais désormais à même, grâce à l’arrivée de toutes ces plaques de tailles et de couleurs différentes, de reproduire ce mode de construction qui confère à mes yeux une irrésistible impression minérale de densité et d’urbanité que ne produisent jamais, aussi spectaculaires soient-elles, les tours sagement posées les unes à côtés des autres que l’on rencontre dans les pays du Golfe et d’Extrême-Orient. M’apercevant immédiatement de la réussite de cette nouveauté, j’entrepris de multiplier ces immeubles de bureaux mitoyens et parvins à en introduire une soixantaine. Une fois de plus, ce furent les pénuries de matériaux qui m’empêchèrent d’en réaliser davantage et ce malgré l’avantage de la mitoyenneté qui permet d’en récupérer quand on adopte la méthode du façadisme consistant, derrière une façade apparemment multiple, à n’avoir en fait qu’un unique bâtiment sans murs mitoyens comme c’est le cas dans certaines opérations de restauration, par ailleurs très décriées, d’îlots historiques dans lesquels ne subsistent après les travaux que les façades d’époque, les immeubles ayant été dénoyautés et les intérieurs complètement remodelés. Pour les constructions modernes, le façadisme se reconnaît d’ailleurs très facilement, trahi qu’il est par le parfait alignement des étages malgré la variation des façades dont on découvre après observation qu’elle n’est qu’artificielle. Pour en revenir à mes immeubles de bureaux, très satisfait du résultat de ces nouveaux travaux, je me promis de continuer sur cette voie dès que je disposerais des pièces nécessaires.

Parmi les chantiers de moindre importance réalisés au cours de cette année, ce fut l’introduction de stations de métro pour les lignes d’un invisible réseau souterrain qui m’occupa le plus longtemps. Ma ville disposait à ce jour de trois lignes aériennes et je comptais bien rester sur la décision que j’avais prise en 2015 de ne pas en construire davantage parce qu’elles me compliquaient la vie comme je l’avais alors expliqué. Par contre, considérant qu’une agglomération de ma taille se devait de posséder aussi un réseau souterrain doté non pas de simples bouches de métro comme à Paris, Londres ou Berlin qui, à mon échelle, auraient été microscopiques mais de magnifiques entrées comme celles qui furent construites du temps de l’Union soviétique, je me lançai dans l’élaboration d’un prototype pour lequel je m’inspirai des volumes de la station Narvskaïa du réseau de Léningrad dont la hauteur avoisine les vingt mètres et dont l’apparence, avec sa large coupole et son vestibule  monumental, rappelle davantage celle d’un théâtre ou d’une basilique. Cette station se trouve d’ailleurs dans un quartier très intéressant d’un point de vue architectural et, à l’époque où j’y avais vécu quelques mois, je faisais toujours à pied le trajet me conduisant de chez moi à la station de métro non pas pour économiser les quelques kopecks d’une course en trolleybus ou pour éviter d’être entassé comme une sardine à l’huile mais pour regarder à mon aise les immeubles bordant l’avenue principale dont les plus réussis étaient de style constructiviste ou d’inspiration néo-classique à la sauce stalinienne. Raisonnablement satisfait de l’un de mes prototypes pour lequel je m’étais servi de quatre briques d’un tenon et demi permettant en les positionnant en carré la création de quatre arches d’un centimètre de hauteur censés représenter à mon humble échelle les portes monumentales de ma nouvelle infrastructure, je le répliquai en une bonne vingtaine d’exemplaires que je répartis dans les endroits libres susceptibles d’accueillir une station de métro : devant les gares et l’aéroport, en face des stations du métro aérien (pour les correspondances) et près des grands bâtiments publics. Ce fut au cours de cette opération que je m’aperçus que l’étroitesse du parvis de la gare de l’Est ne me permettait pas d’y placer l’une de mes majestueuses stations qui, je le précise pour ceux qui s’imagineraient des proportions colossales après ma débauche d’adjectifs ne mesurent en réalité que trois tenons sur trois soit 2,3 centimètres de côté. Je me consolai dans un premier temps en me disant que l’accès au métro se trouvait dans la salle des voyageurs mais je ne pouvais pas m’empêcher de regretter que cette gare ne fût pas elle aussi, comme toutes les autres, équipée sur son parvis d’une véritable station de métro. Après avoir longuement tergiversé, je pris la décision, parfaitement délirante dans le monde réel, de reculer d’un tenon l’ensemble de la gare, ce qui s’avéra, à ma grande surprise, d’une simplicité enfantine et ne me demanda pas de remanier grand-chose.     

Puis, profitant d’un lot de briques cylindriques d’un tenon, je refis les piles cubiques et beaucoup trop massives des trois longs viaducs de mes lignes aériennes ce qui me permit de les affiner d’un quart, soit la différence de volume entre un cube et un cylindre de même largeur. Malheureusement, je perdis en solidité ce que je venais de gagner en réalisme et me rendis compte après coup que je venais de contribuer à la fragilisation de ces infrastructures que je trouvais déjà branlantes avant le début des travaux.

Parmi les milliers de pièces que je venais de recevoir, se trouvaient aussi plusieurs centaines de décaleurs gris clair qui me servirent à mener deux opérations d’ordre cosmétique. Les immeubles de la majeure partie de mes avenues staliniennes sont composés d’un long corps central d’une centaine de mètres flanqué aux carrefours d’avant-corps beaucoup plus courts et de hauteur différente (soit légèrement plus hauts ou légèrement plus bas). Jusqu’alors, le retrait entre les différents corps de bâtiment était d’un tenon (soit 7,5 mètres) de telle sorte que les avenues (aux constructions parfaitement symétriques) s’élargissaient de 15 mètres au niveau des corps principaux pour se rétrécir d’autant à l’approche des croisements. Cela n’avait rien d’extravagant puisque c’est effectivement le cas, pour ne citer qu’un exemple, pour les blocs C et E (conçus respectivement par Richard Paulick et Hanns Hopp dans les années cinquante) de l’avenue Karl Marx à Berlin mais je trouvais exagérés ces décrochements correspondant à la moitié de la largeur totale des bâtiments concernés. La réfection de mes trottoirs à l’aide de décaleurs me permit de réduire de moitié la profondeur des retraits et d’embellir à mes yeux l’ordonnance de mes grandes avenues résidentielles. Je me servis en outre de ces mêmes pièces pour embellir les platebandes enherbées séparant les deux sens de circulation de certaines avenues. La couleur que j’utilise pour mes espaces verts étant très foncée et ne tranchant pas suffisamment à mes yeux avec le gris anthracite de mes chaussées, je n’étais pas vraiment satisfait du résultat de leur juxtaposition. L’introduction de décaleurs gris clair me permit de séparer d’un demi-tenon de couleur claire les platebandes des chaussées et de mieux relever les contrastes. Les gazons s’en retrouvèrent rétrécis d’un tenon et se transformèrent, puisqu’ils venaient de gagner trois millimètres de hauteur, en bosquets de faible élévation ou en massifs de gros arbustes.    

Enfin, je réalisai toute une série de travaux de moindre importance. Je construisis quatre multiplex en m’inspirant du fronton monumental et des pans inclinés du cinéma Kaeson à Pyongyang qui n’offre d’intérêt que pour son architecture, sa programmation ne provoquant qu’un irrépressible bâillement d’ennui et ne consolant sans doute en rien de vivre dans une épouvantable autocratie. Je rebâtis une énième fois mon université et la fit cette fois-ci davantage ressembler (en beaucoup plus élancée) à la Maison de la Presse à Bucarest. Enfin, en souvenir de l’indélébile impression que m’avaient faite durant mon enfance, l’illumination aux lettres de l’URSS (ce qui donne CCCP en caractères cyrilliques) de quatre gratte-ciels de l’avenue Kalinine à Moscou, j’édifiai quatre tours identiques dans le but de reproduire le même effet mais, ne leur trouvant pas d’emplacement dans ma ville et ne souhaitant pas glorifier la dictature, je finis par les laisser végéter dans la caisse des projets avortés.    

Quand vint la fin de l’année, je regrettai que les mesures sanitaires prises pour lutter contre la pandémie m’eussent empêché d’exposer et de jouir enfin d’une vue d’ensemble sur Microville et espérai, malgré l’accumulation de signes n’incitant pas à l’optimisme, que ce serait de nouveau possible dans les mois à venir.

 

 ANNÉE 2021

Mes espoirs de l’année précédente s’avérèrent hélas vains et chacune des expositions auxquelles je comptais prendre part fut annulée l’une après l’autre en raison de l’irrésistible propagation du virus. Mon dernier salon remontant à novembre 2019, il y avait dorénavant plus de deux ans que je n’avais pas contemplé ma ville dans son ensemble et l’arrivée, en cette fin d’année, d’une nouvelle vague de contamination n’annonçait rien de bon. Empressé de nature et n’ayant jamais su prendre mon mal en patience, je rongeais mon frein et commençais à envisager d’autres solutions pour parvenir à mes fins comme la location d’une fourgonnette pour le transport de mes 45 caisses jusqu’à mon école où, pendant les vacances semestrielles, j’avais la possibilité de disposer d’une salle vacante dans laquelle je pourrais assembler, inspecter et photographier à loisir l'objet de toutes mes attentions.         

Je parvins au printemps puis en automne à réaliser les deux chantiers majeurs que j’avais planifiés lors des dernières semaines de l’année passée et finis, manquant d’inspiration pour de nouveaux projets, par en rester là. Il s’agissait, d’une part, de l’ultime extension de mes quartiers résidentiels vers l’est et, d’autre part, de la densification de mes zones tertiaires dans le centre-ville. J’avais la ferme intention, pour mes travaux d’agrandissement, d’écouler le plus grand nombre possible des pièces dont je disposais en réserve sans avoir à m’en procurer de nouvelles et, à mon grand étonnement, j’y parvins sans difficulté. Comme je l’avais fait en 2019 lors de mes travaux d’extension vers l’ouest, je perçai ces nouveaux quartiers périphériques d’une longue avenue orientée du nord au sud autour de laquelle vinrent s’ordonner, au sud des voies ferrées menant à la gare de l’Est, des micro-quartiers aux immeubles inspirés des fameuses stalinkas des années 40 et 50, qui sont une spécificité architecturale de l’Union soviétique, et, au nord de ces mêmes voies ferrées, d’immeubles inspirés, pour rester dans le même registre, des brejnevkas des années 70 et 80 qui elles, à la différence des stalinkas, ne sont autres que les grands ensembles qui furent construits à la même époque dans pratiquement tous les pays du monde. Les stalinkas sont ces immeubles de prestige d’architecture néoclassique aux nombreux retraits, aux lourds entablements et aux façades ornées de colonnes, de pilastres, de frontons et parfois même de bas-reliefs. Elles furent érigées, comme leur nom l’indique, sous Staline et furent beaucoup critiquées en raison de leur coût et de leur surcharge ornementale. Parmi les exemples les plus impressionnants, il y a la perspective Koutouzov, la perspective Lénine et la place Gagarine à Moscou, l’avenue du Krechtchatik et la place de l’Indépendance à Kiev, la perspective Lénine et la place de Moscou à Léningrad, la perspective de l’Indépendance, la place de la Victoire et la place de la Gare à Minsk, l’avenue Karl Marx, la place de Strausberg et la porte de Francfort à Berlin et, pour finir cette petite liste qui est loin d’être exhaustive, l’avenue du Maréchal et la place de la Constitution à Varsovie. À cette longue liste devraient aussi s’ajouter les réalisations tout aussi réussies mais d’inspiration locale, que celle-ci soit hanséatique comme à Rostock, baroque comme à Dresde, romane comme en Érévan ou orientale comme à Bakou. N’étant pas à même, à l’échelle où je travaille, de rendre la profusion ornementale de ces édifices, je me contente de restituer leur parfaite ordonnance constituée d’un ensemble de corps de bâtiment de hauteur et de saillie différentes, cette ensemble formant un habitat pratiquement fermé et d’apparence très urbaine à la différence des immeubles d’habitation qui furent construits par la suite (les khrouchtchevkas dans les années 60 et les brejnevkas à partir des années 70) dont l’agencement et les panneaux préfabriqués donnent la fâcheuse impression de se retrouver au fin fond d’une banlieue morne et déshéritée. Les khrouchtchevkas sont, d’un point de vue purement esthétique les moins glorieuses de toutes les constructions soviétiques. Elles étaient purement fonctionnelles (pièces minuscules, plafonds bas, balcons inexistants, nombre d’étages limité à cinq pour se dispenser d’ascenseurs et isolation nulle qu'elle soit thermique ou acoustique) et avaient pour unique fonction de reloger au plus vite les dizaines de millions de Soviétiques vivant en appartement communautaire ou, pire encore aux lendemains des ravages de la guerre, en baraquement de fortune où la toilette matinale, pour ne citer qu’un petit exemple de la vie quotidienne, ne devait pas être une partie de plaisir quand les froids sibériens s’abattaient sur le pays. Aujourd’hui encore, à propos de toilette matinale, je ne peux m’empêcher, quand, en plein hiver, je m’apprête au réveil à ouvrir le robinet d’eau chaude de ma douche, de penser aux pauvres Coréens du Nord qui, vivant dans des immeubles où l’eau courante et le chauffage central ne fonctionnent que de façon très aléatoire, se débarbouillent dans une salle de bains glaciale en puisant de l’eau dans leur baignoire convertie en citerne pour parer toute éventualité.   

Ayant un infaillible penchant pour les statistiques bien que je sache pertinemment qu’elles sont mensongères dans la plupart des cas, je voulus savoir en cette fin d’année quelle était dans ma ville la répartition des différents types de construction. Avant de me lancer dans leur décompte, je commençai par les classer en six catégories distinctes : premièrement le centre-ville d’allure états-unienne, à l’habitat pratiquement fermé depuis mes derniers travaux et majoritairement composé de gratte-ciels et d’immeubles de bureaux, deuxièmement les faubourgs d’allure soviétique, à l’habitat semi-ouvert et composés d’immeubles de prestige (les fameuses stalinkas) et de leurs équipements de proximité, troisièmement les banlieues d’allure également soviétique (non pas en raison de la facture de leurs grands ensembles qui, comme je l’ai dit précédemment, se retrouvent dans pratiquement tous les pays du monde, mais à cause de leur agencement, à grande échelle, en micro-quartiers), à l’habitat ouvert et composées de tours, de barres et de leurs équipements de proximité, quatrièmement les îlots réservés aux bâtiments gouvernementaux et aux grands équipements collectifs tels que les gares, les musées, les centres commerciaux, les hôpitaux, les universités et les différentes administrations, cinquièmement les zones d’activités économiques et sixièmement les espaces verts. Grâce au plan méticuleux de Microville que j’avais réalisé en 2015 et que je n’oublie jamais de mettre à jour à chaque nouvelle transformation, je décomptai un total de 489 îlots dont 111 pour le centre-ville (23%), 154 pour les faubourgs (31%), 94 pour les banlieues (19%), 67 pour les grands équipements (14%), 39 pour les zones d’activités économiques (8%) et 24 pour les espaces verts (5%). La lecture de ces chiffres me fit immédiatement penser que ma ville était décidemment bien vertueuse et qu’elle se classait, se concentrant sur une quinzaine de kilomètres carrés et ne comptant aucune zone pavillonnaire, à la tête des agglomérations luttant contre les ravages de l’étalement urbain comme l’asphaltage systématique, la destruction des habitats naturels et la pollution atmosphérique due à l’explosion de la circulation automobile. Souhaitant disposer de quelques éléments de comparaison avec le monde réel, je m’amusai à déterminer la répartition des même catégories dans une agglomération française et choisis Strasbourg qui, ayant une longue frontière naturelle à l’est, me semblait d’un abord plus facile pour mes laborieux calculs de superficie. Pour ce faire, je me servis des images satellitaires disponibles sur la toile et parvins, en travaillant à la grosse louche, aux résultats suivants : centre-ville (3 km², soit 3% de la superficie totale de l’agglomération), faubourgs (9 km², soit 7%), banlieue (76 km², soit 61% dont 92% de zones pavillonnaires), zones d’activités économiques (23 km², soit 18%) institutions gouvernementales et grands équipements (7 km², soit 5%) et espaces verts (8 km², soit 6%). Comme on peut le voir, la part des zones pavillonnaires est énorme et sans doute aurait-elle été plus importante si je m’étais penché sur une ville états-unienne. Face à ces banlieues devenues tentaculaires en raison de l’inaction des pouvoirs publics (et encore l’inaction est-elle le moindre mal puisque certains gouvernements libéraux ont même encouragé l’accès à l’habitat individuel), les collectivités locales, n’ayant pas les moyens d’assurer une bonne desserte en transports en commun de ces gigantesques zones à très faible densité, dilapident des sommes colossales pour tenter d’améliorer les infrastructures routières et se retrouvent confrontées, quoi qu’elles fassent, à de gigantesques problèmes de congestion, de pollution et de détérioration du bien-être de leurs administrés. J’avais découvert, quelques années tôt, une étude comparant les photographies aériennes des centres-villes des grandes agglomérations états-uniennes, les premières prises dans les années 40 et les secondes dans les années 70 et avais été stupéfait par l’ampleur des destructions consécutives à l’aménagement, voulu à tout prix par les grands constructeurs automobiles, de gigantesques autoroutes urbaines, de leurs innombrables bretelles et de leurs monstrueux échangeurs. Je n’ignorais pas leur existence mais, imaginant naïvement que ces infrastructures démesurées avaient été construites sur des terrains inoccupés, je ne m’étais jamais véritablement représenté l’ampleur des dégâts qu’elles avaient provoqués dans des villes qui, épargnées par les ravages de la seconde guerre mondiale, s’étaient vues, quelques années plus tard, frappées de plein fouet par un cataclysme d’une portée similaire. Les premiers clichés, qu’il est très facile de trouver sur la toile, font apparaître des villes harmonieusement dessinées, modérément étendues et densément peuplées tandis que les seconds dévoilent un tissu urbain morcelé, une voirie désarticulée, des quartiers enclavés et un habitat atrophié dans le centre mais gangrénant toutes les terres alentour. Il apparaît aussi que les ravages ne se limitent pas aux profondes entrailles lacérant le bâti mais s’étendent à tous les îlots voisins, qui perdant tout attrait en raison de leur environnement - c’est du moins la seule explication qui me vient à l’esprit -, finirent au cours des années par se transformer en terrains vagues, en parcs de stationnement ou en zones d’entreposage. Et c’est ainsi, qu’en une génération, les cœurs autrefois palpitant des grandes villes américaines se retrouvèrent, pour la modique somme de plusieurs centaines de milliards de dollars intégralement payés par les contribuables, transformés en cimetières. Si le quartier de Manhattan échappa au pire, c’est uniquement parce que ses habitants, dont le niveau de revenu, d’instruction et de conscience civique est très nettement supérieur à la moyenne nationale, se mobilisèrent avec succès pour que fussent abandonnés les projets dévastateurs qu’on leur avait concoctés. Il semblerait que ce fut lors de l’exposition universelle de 1939 que le constructeur automobile General Motors, en exposant la gigantesque et magnifique maquette d’un monde futuriste entièrement dédié à l’automobile (le fameux Futurama), se lança, sachant pertinemment la fascination que peut exercer ce genre d’ouvrage sur les esprits de tous les âges, dans la promotion auprès de l’opinion publique du modèle de société le plus favorable à la prospérité de son entreprise, ce modèle ne se contentant pas de vouloir construire des milliers de kilomètres d’autoroutes mais aussi de supprimer, au prétexte qu’elles entravaient la circulation des automobiles, les centaines de lignes de tramway qui existaient alors. Et c’est exactement ce qui se produisit grâce au travail de sape méticuleusement orchestré par les grands noms de l’automobile auprès des masses populaires et aux largesses savamment saupoudrées sur les milieux décisionnels.

Aujourd’hui, rien n’a changé. Seules quelques villes tentent timidement d’enfouir ou de transformer la portion la plus rédhibitoire de leurs autoroutes urbaines. La municipalité de Boston, par exemple, a enterré 1500 mètres d’une rocade balafrant son centre-ville et a su, grâce à cette mesure de salubrité publique malheureusement très onéreuse, requalifier tout un quartier. En Corée du Sud, la municipalité de Séoul ne démérite pas non plus et s’est distinguée en détruisant plus de cinq kilomètres d’une infernale voie rapide défigurant son centre-ville et en restituant le cours d’une ancienne rivière, le Cheonggyecheon, dont les rives furent aménagées en promenade bucolique. J’attends aussi avec impatience le moment où les instances dirigeantes du millefeuille décisionnel francilien se débarrasseront des autoroutes urbaines de l’agglomération parisienne, à commencer par le Boulevard périphérique qui, loin de fluidifier la circulation, la ralentit en plus d’être un affront permanent à toute forme de joie de vivre, de bien-être, d’harmonie et de convivialité. Bien sûr, je comprends parfaitement la fascination que peuvent exercer la voiture et le pavillon sur une partie de la population et n’ai pas oublié que ma mère, rêvant elle aussi de posséder un petit jardin, pensait que ses enfants seraient plus heureux de vivre en pavillon jusqu’au jour resté gravé dans sa mémoire où, rentrant d’une visite que nous avions rendue à des parents de mon père qui venaient, en grande banlieue, d’inaugurer leur jolie maison, mes frères et moi avions plaint de tout cœur nos lointains cousins qui, ne disposant dans leur jardin que d’un minuscule bac à sable, nous semblaient particulièrement déshérités alors que nous avions la chance, dans notre cité d’habitations à loyer modéré, de profiter d’espaces bien mieux aménagés et infiniment plus étendus, espaces dans lesquels nous étions toujours assurés de retrouver tout ou partie de nos camarades de jeux et de ne jamais nous ennuyer quand nous sortions.

Comme je l’avais escompté lors de son élaboration, le plan que j’avais réalisé de Microville en 2015 m’avait rendu de nombreux services. Tracé au moyen d’un tableur sur lequel chaque case d’un gigantesque tableau aux multiples couleurs (gris foncé pour les chaussées, gris clair pour les trottoirs et les cheminements piétonniers, noir pour les lignes de métro, rouge pour les grands bâtiments publics, marron foncé pour les zones tertiaires, marron clair pour les zones résidentielles, orange pour les équipements publics de proximité, mauve pour les transports, bordeaux pour les zones d’activités, vert pour les espaces verts, jaune pour les plages et bleu pour les zones aquatiques) correspondait à un tenon si bien qu’après sa nouvelle extension ma ville couvrait une surface de 230.400 cases (soit 2.304 cases par plaque de 38 centimètres ou 48 tenons de côté), il m’avait permis de rectifier de nombreuses erreurs de raccord entre les différentes plaques et de ne plus en faire par la suite. Ayant la chance de vivre dans un vieil immeuble aux appartements très hauts de plafond, trois piles me suffisent pour répartir mes 45 caisses de rangement, ces piles s’élevant dans un coin de pièce et ne me privant, pour chacune d’entre elles, que d’un demi-mètre carré de surface au sol, ce qui, pour un loisir m’ayant occupé des milliers d’heures pendant des années, ne me semble pas exagéré. Avant l’existence de ce plan, il me fallait, dès que j’entreprenais des travaux sur les bords d’une plaque, dénicher la plaque voisine pour vérifier la justesse des raccords. Or, il arrivait souvent que la plaque en question se trouvât précisément dans la toute première caisse d’une pile de trois mètres de hauteur et qu’il fallût, pour y accéder, que je déplaçasse, monté sur un tabouret, toutes les caisses la surmontant. Aussi, la paresse l’emportant sur l’exactitude, m’étais-je souvent contenté de m’en remettre à mon intuition et avais-je souvent fini par constater, lors d’une exposition, que l’allée d’une cour intérieure s’arrêtait abruptement, que des immeubles normalement disjoints se touchaient, que les différentes parties d’un espace vert se rejoignaient mal ou qu’un gymnase ne se dressait pas dans le prolongement de la cour d’école. Grâce à mon plan, je n’avais plus besoin de me transformer en manutentionnaire à chaque nouvelle transformation et n’avais plus qu’à consulter mon tableur pour être assuré de ne pas faire d’erreur. Ce plan avait néanmoins l’inconvénient de ne pas donner d’indication sur la hauteur, la couleur et le style des différents immeubles, ce que je finis par regretter, ayant toujours privilégié la diversité et n’ayant jamais aimé la contiguïté de gratte-ciels de même taille ou de même facture, ce qui peut se produire aisément à Microville car n’oublions pas, d’une part, que la taille la plus répandue parmi mes tours est d’une vingtaine de centimètres, taille leur permettant de se caser sans difficulté dans mes boites de rangement et qu’il m’arrive, d’autre part, de dupliquer mes gratte-ciels préférés que je cherche alors à éloigner le plus possible les uns des autres pour que le subterfuge n’apparaisse pas de façon trop flagrante. Aussi pris-je la décision, durant mes vacances semestrielles du début de l’année, de réaliser sur Minecraft une reproduction de Microville qui m’occupa de nombreuses journées et s’avéra particulièrement réussie même si elle écrasait légèrement les proportions générales puisqu’une brique en légotique n’est pas cubique, chacun des côtés de sa base mesurant environ huit millimètres pour une élévation de dix millimètres, contrairement à l’unité de base utilisée sur mon logiciel de construction. La seule incongruité de cette maquette virtuelle était l’apparition récurrente, dans chacun des quartiers de ma ville, de tous les animaux de la ferme, créatures que je finis, mon bon cœur m’empêchant de trucider les êtres sans défense, par laisser déambuler dans mes rues et brouter dans mes parcs malgré leur taille ridiculement disproportionnée puisqu’à mon échelle une poule mesurait une bonne dizaine de mètres et pondait çà et là des œufs de la taille d’un kiosque à journaux. Hélas, l’acquisition en cette fin d’année d’un nouvel ordinateur et la réinstallation de tous mes logiciels me fit perdre cette maquette dans les dédales de l’informatique et je crains, n’y connaissant strictement rien en la matière et ne vibrant pas de l’impérieux désir de m’y intéresser, qu’elle n’y reste à jamais.   

Pour revenir à mes derniers travaux d’agrandissement, je venais donc d’ajouter à ma ville 18 îlots d’immeubles de prestige à l’habitat semi-ouvert (au sud des voies ferrées menant à la gare de l’Est), 17 îlots de tours et de barres à l’habitat ouvert (au nord de ces mêmes voies ferrées), 7 îlots de zones d’activités économiques (en raison de l’extension du port, de l’aéroport et, le long des voies ferrées, des zones industrielles) et 2 îlots d’espaces verts. Ma ville voyait donc, une fois terminés ces nouveaux aménagements, sa superficie passer de 90 à 100 plaques de base (soit de 13 m² à 14,4 m²) et je comptais bien en rester là, sachant que cette décision m’était dictée par la raison.

En observant attentivement ces nouveaux quartiers qui venaient de surgir je m’aperçus, tout dépité, que l’unique avantage de leur émergence était d’agrandir ma ville ce qui, bien sûr, n’était pas si mal puisque j’avais toujours poursuivi le but d’impressionner mon public par l’immensité de mon entreprise, et ne pus m’empêcher de déplorer que ces centaines de nouvelles constructions n’apportassent rien de nouveau et ne fussent en somme que la répétition d’éléments déjà existants. Aussi me sembla-t-il tout à coup que ma source d’inspiration venait à tarir et considérai avec regret, comme si cette aventure commencée douze ans plus tôt allait bientôt s’achever, que mon projet ne connaîtrait peut-être plus de développement majeur. N’étant parvenu lors des derniers mois à ne créer qu’un unique bâtiment réellement nouveau, je lui décernai, faute d’un nombre suffisant de concurrents, la médaille de bronze de la plus belle réalisation de l’année, récompense qu’il n’aurait sans doute pas obtenue s’il avait vu le jour à un autre moment. Il s’agissait pour ce bâtiment de ma toute première et encore fort timide incursion dans le monde merveilleux du déconstructivisme. Considérant, peut-être à tort, que les architectes de ce courant recherchent davantage l’originalité tapageuse et la prouesse technique que l’harmonie générale et la réussite esthétique, je ne compte pas parmi leurs fervents admirateurs. Ne souhaitant pas entrer dans le débat sans issue sur la beauté, j’en resterai, sachant pertinemment que je me facilite la tâche en retenant une définition confondante de banalité, au coup de cœur ressenti par tout spectateur aguerri. Quand, en effet, après avoir scruté de mes regards inquisiteurs des milliers d’édifices, je suis pris tout à coup de cette émotion particulière emballant le cœur et l’esprit, j’appose mon label sans grande hésitation et ne cherche pas nécessairement à sonder les possibles raisons de mon engouement. Mon premier gratte-ciel déconstructiviste, pour revenir à lui, était fort sage et se contentait de superposer cinq parallélépipèdes identiques d’une élévation respective de 45 mètres en les décalant chacun, à la manière d’un escalier aux marches très étroites, d’un demi-tenon dans la même direction. En regardant le résultat de ce premier essai, je compris qu’il me restait encore beaucoup de chemin à parcourir pour égaler des réalisations telles que les tours déhanchées de Mississauga, les Hauteurs océanes de Doubaï ou la tour torsadée de Malmoe. Bien que ma nouvelle création ne me fît pas bondir d’émerveillement, je pris tout de même la décision, ayant suffisamment de pièces à ma disposition, de la dupliquer pour remplacer l’un de mes nombreux gratte-ciels en attente de bonification. Je construisis une autre tour, mais celle-ci n’étant pas une création originale comme nous allons le voir, je ne voulus pas, dans un premier temps, la faire concourir et finis tout de même par lui attribuer la médaille d’or après son remaniement. Ayant profité aux lendemains des fêtes de fin d’année d’une offre promotionnelle particulièrement intéressante sur la version de la tour Empire commercialisée par la maison mère, je m’en étais procuré trois boîtes pour le prix d’une, avais construit pour la première fois de ma vie un édifice conçu par un véritable professionnel et avais été ébloui par la diversité des pièces employées, l’ingéniosité de leur assemblage et l’absolue perfection du résultat qui reléguait en troisième division la plus achevée de mes constructions. Ce gratte-ciel emblématique aurait mérité une place de choix dans ma ville mais trois raisons s’y opposaient. La plus rédhibitoire d’entre elles était son échelle. Cet édifice était réalisé au huit centième quand ma ville l’est au millième et même si cette différence peut sembler mineure de prime abord, la disproportion sautait aux yeux quand je comparais ma nouvelle acquisition aux autres immeubles. Ce n’était pas tant sa taille, puisque certaines de mes tours le dépassaient même de quelques centimètres, mais son épaisseur dans les niveaux inférieurs qui semblait incompatible. Je me souviens, à titre d’exemple, d’une très belle maquette dans laquelle son concepteur, un jeune homme originaire de Chicago, avait inséré la réplique commercialisée par la maison mère de la Porte de Brandebourg qui, étant réalisée à une tout autre échelle que le reste de sa ville, tombait comme un cheveu sur la soupe et me semblait une impardonnable faute de goût. Ce jeune homme avait également tenté d’aménager un échangeur autoroutier mais, comme je l’ai déjà maintes fois évoqué, vouloir suggérer la courbe avec des éléments rectilignes est voué à l’échec et ses bretelles d’accès faisaient véritablement peine à voir. Il n’en restait pas moins vrai que l’ensemble était très réaliste et que je m’en étais inspiré à plusieurs reprises. La seconde raison de mes hésitations relevait de l’honnêteté intellectuelle. Ce nouvel édifice n’étant pas de mon cru, j’avais l’impression en l’intégrant dans ma ville de déroger à la règle tacite que je m’étais fixée et de commettre quelque tricherie comme si, en exposant mes peintures dans une galerie, je glissais, mine de rien, un Cézanne ou un Renoir parmi mes tableaux et n’indiquais nulle part que je n’en étais pas l’auteur. La troisième raison relevait enfin de mon amour propre. Je craignais en effet que la supériorité si manifeste de cet édifice ne fît trop d’ombre à mes propres créations et ne rompît en conséquence l’harmonie générale comme cela se peut se produire dans les réalisations de certains maquettistes. Quand, par exemple, un piètre bâtisseur se passionnant pour les chemins de fer mélange, dans le petit centre-ville autour duquel circulent ses trains électriques, les ravissants modèles commercialisés par la maison mère comme le commissariat, la caserne de pompiers ou la banque aux bâtisses de son cru, le résultat peut être humiliant et l’on se jure à voix basse de ne jamais commettre pareille maladresse. Ce ne fut donc qu’au bout de longues tergiversations que je pris la décision de conserver sur une étagère l’une des trois répliques de la tour Empire que je venais d’acquérir, d’utiliser les deux autres pour n’en construire qu’une, plus haute et beaucoup plus fine et, après lui avoir décerné la médaille d’or en toute bonne conscience, de placer ce nouvel hybride sur les rives de mon fleuve en espérant que je ne serais pas déçu du résultat le jour où je serais de nouveau à même de jouir d’une vue d’ensemble sur ma ville. La médaille d’argent revint enfin à ma première version de la tour Empire, datant de 2018, après qu’elle eut bénéficié d’un complet ravalement. Malgré sa première médaille obtenue l’année de sa construction, cette tour ne me plaisait déjà plus et l’arrivée de sa magnifique concurrente avait achevé de me convaincre qu’il fallait de toute urgence entreprendre des travaux d’embellissement. Je m’y étais attelé sur le champ et avait fini, au bout de nombreuses tentatives infructueuses, par obtenir un résultat dont j’étais suffisamment satisfait pour me lancer dans la construction d’une autre tour du même style si bien que ma ville se retrouve aujourd’hui dotée de trois gratte-ciels inspirés de la Tour Empire, le premier (celui que je venais d’embellir) mesurant 410 mètres et couvert de grilles gris clair et gris foncé, le second (celui que je venais de construire) mesurant 340 mètres et couvert de grilles blanches et gris clair et le troisième (celui que je venais de remanier en lui faisant subir une cure d’amaigrissement) mesurant 560 mètres et couvert de grilles beige. Rappelons à titre de comparaison que l’original mesure 380 mètres sous antenne et resta de 1931 à 1973, date à laquelle le funeste Centre international du commerce fut inauguré, le plus haut gratte-ciel de la planète.   

Aussi bizarre que cela puisse paraître après ce long développement sur mes nouveaux quartiers périphériques, leur émergence ne fut pas l’événement majeur de cette année. Le changement le plus notable se produisit en effet dans mon centre-ville. Profitant d’un nouvel arrivage de petites plaques de couleurs et de formes différentes dans mon magasin de détail, je poursuivis mes travaux de densification de mes zones tertiaires et parvint en deux semaines de travail assidu à construire plus de 500 petits immeubles de bureaux, doublant ainsi leur nombre grâce à l’occupation de tous les terrains vacants et au remplacement de toutes les bâtisses trop épaisses généralement composées de plaques de quatre tenons sur six. Certains de ces nouveaux immeubles, ne mesurant qu’un tenon de largeur (soit 7,5 mètres à mon échelle), ne firent que s’encastrer dans les nombreux interstices subsistant entre mes différents édifices et me rappelèrent ces maisons très hautes et très étroites que l’on rencontre dans les vieilles cités des Pays-Bas mais aussi, même si ce ne sont pas celles qui viennent spontanément à l’esprit quand on pense au Nouveau monde, dans les quartiers densément bâtis des premières villes nord-américaines, ces étroits immeubles y jouxtant parfois de gigantesques gratte-ciels auprès desquels ils semblent minuscules. Et ce fut ainsi que tous les îlots concernés par ces nouveaux travaux se diversifièrent, se densifièrent et surtout se refermèrent, conférant à mon centre-ville cet aspect d’intense urbanité que je briguais depuis si longtemps et que j’espérais dorénavant avoir atteint sans en être absolument sûr ne pouvant, par manque de place dans mon appartement, appréhender mon agglomération dans sa totalité, ce qui, bien entendu, me faisait trépigner d’impatience sachant que cela ne serait sans doute pas possible avant de longs mois. Le remplacement de pratiquement tous mes gros immeubles de petite taille eut pour conséquence immédiate que je me retrouvai avec des centaines de plaques noires, grises et blanches de quatre tenons sur six au rebut que j’entreposai en me demandant quel usage je pourrais bien en avoir à l’avenir. Toujours dans le désir de densifier mon centre-ville, je transformai aussi tous les immeubles doubles datant de 2016 en raccourcissant leurs passerelles.        

Parmi mes travaux de moindre importance, ce fut sans doute la destruction de dix de mes douze dinosaures, ces gratte-ciels de grande élévation et aux nombreux décrochements s’inspirant de l’architecture art-déco des années 20 et 30, qui transforma le plus visiblement la silhouette de mon hypercentre. Je les avais complètement remaniés trois ans plus tôt mais je les trouvais décidemment trop grossiers, n’étant généralement constitués que d’un empilement des briques les plus élémentaires leur conférant un aspect très monolithique. Je les remplaçai par des immeubles de moindre taille et vis pour la seconde année consécutive mon nombre de gratte-ciels diminuer et mon hypercentre s’éclaircir quelque peu, ce qui, finalement, n’était pas pour me déplaire car je le trouvais trop encombré.

Je pris aussi la décision de conférer davantage de réalisme aux toitures de mes gratte-ciels que je trouvais depuis longtemps bien trop lisses et bien trop nettes. Je m’étais convaincu de la nécessité de ces transformations en me penchant sur les images satellitaires du quartier de Manhattan faisant apparaître que les toitures des grands immeubles, à la différence de leurs façades impeccablement proprettes, étaient constituées d’un épouvantable enchevêtrement de diverses installations techniques, m’étais promis d’y réfléchir et finis, en cette fin d’année, par m’y atteler tant bien que mal, ne disposant pas d’un grand nombre de pièces adéquates. Je me servis de petites dalles rondes d’un tenon pour suggérer les multiples bouches de ventilation, de télescopes vert kaki pour les antennes de petite taille, de plaques rondes de quatre tenons pour les héliports, de plaques carrées de tailles diverses et de petites briques voûtées pour les locaux techniques, de barrières mobiles (ces petites pièces arrondies d’un tenon muni d’un bras noir) pour les potences des nacelles de nettoyage et de grilles à profil triangulaire les trouvant crédibles sans vraiment savoir ce qu’elles pouvaient bien représenter. Ces travaux de petite envergure améliorèrent quelque peu le réalisme de mes gratte-ciel et me firent penser qu’il ne serait pas inopportun non plus de se pencher sur les rez-de-chaussée dont je ne m’étais jamais vraiment préoccupé et qui, pour la grande majorité de mes tours et mes immeubles de bureau, ne ressemblaient à rien.