historique: année 2012


 

les événements marquants de l'année 2012

L’année suivante, en 2012, je conduisis plusieurs opérations de front. Pour donner plus de relief et de réalisme à ma ville, je pris la décision d'augmenter le nombre de gratte-ciels et de poursuivre la réfection de tous ceux qui me semblaient trop laids ou trop extravagants. Je risquais au passage de voir s'installer la monotonie mais je me disais, en observant la silhouette répétitive des grandes métropoles actuelles, que je gagnerais en réalisme ce que je perdrais en diversité. Continuant sur ma lancée de l'année passée, alors que je faisais fausse route comme je l’ai évoqué précédemment, je recourus massivement aux briques translucides beiges, vert bouteille et incolores pour que mes gratte-ciels parussent moins monolithiques. Et ce fut ainsi qu’ils se retrouvèrent de plus en plus constitués d’une succession de strates, les premières opaques en briques noires, grises, beiges ou blanches que j’assimilais à de la pierre et les secondes transparentes en briques translucides beiges, vertes ou incolores que j’assimilais à du verre. Tout cela manquait cruellement de réalisme à l’échelle où j’opérais mais, quand, traversé par un moment de lucidité, il m’arrivait de m’en rendre compte, je ne voyais pas comment faire autrement pour donner plus de vraisemblance à mes gratte-ciels.

Toujours en quête de réalisme, je poursuivis le remplacement de toutes les briques de couleurs vives (rouge, vert, bleu, jaune, orange et j'en passe) par des briques de couleurs ternes (blanc, gris clair, gris foncé, noir, marron, beige clair et beige foncé), sauf pour certains immeubles d'habitation qui me semblaient réussis et qui n'avaient donc pas besoin d'être modifiés. Ce fut ainsi que les gares du Nord et de l’Est perdirent leurs façades vert pâle, qui me rappelaient chaque fois que mes yeux s’attardaient sur elles les couloirs d’un grand nombre d’édifices publics en Union Soviétique, et se virent dotées de façades grandement vitrées. Je m'étais fixé, l’année précédente, pour objectif prioritaire de débarrasser ma ville de tous ses excès de couleur et je crois pouvoir dire, en regardant les clichés de cette époque, que c’est en 2012 que j’y parvins.

Je découvris, quelque temps plus tard lors d’un voyage virtuel à Kiev, un complexe immobilier au nom risible, dans un pays où la majorité des gens ne parle pas l’anglais, de «Comfort Town» et dus me rendre à l’évidence que tout ce que j’avais banni de ma ville bien-aimée par manque supposé de véracité existait bel et bien (je serais tenté de dire existait moche et mal) dans le monde réel en une version bien plus caricaturale encore. Se juxtaposant sur une cinquantaine d’hectares dans la banlieue de Kiev, les grands immeubles de ce quartier, tous unicolores mais arborant chacun une des couleurs de l’arc-en-ciel, ressemblaient à des cubes découpés dans du polystyrène tant ils étaient lisses et uniformes. L’impression d’irréalité était renforcée par le fait que les toits revêtaient exactement la même couleur que les façades, comme si chacune des pièces de ce jeu de construction à la facture trop sommaire avait été plongée de la cave aux combles dans un unique pot de peinture. Il me sembla, en contemplant stupéfait ce vaste ensemble posé comme un ovni dans les faubourgs de la ville, que ses maîtres d’œuvre avaient sonné le glas de toute architecture et de tout urbanisme, de toute architecture parce que tout, au mépris de toute règle, devenait possible et de tout urbanisme parce que tout, au mépris de tout voisinage, l’était aussi. Ce qui venait de me choquer pour la couleur allait m’indigner quelque temps plus tard pour la forme. Je découvris, en naviguant sur la toile, l’œuvre d’un légobâtisseur qui suscita mon intérêt parce qu’elle était construite à la même échelle que ma ville, ce qui n’arrive pas si souvent. Elle représentait un autre complexe immobilier constitué, pour sa part, d’une trentaine de barres d’immeuble de six étages, toutes identiques, posées pêle-mêle les unes sur les autres en formant des motifs hexagonaux et pouvant s’empiler à certains endroits sur quatre niveaux pour atteindre une élévation de 24 étages. Cela ne manquait ni d’originalité ni d’astuce mais je ne pus m’empêcher de penser qu’il valait mieux que tout cela restât à l’état de maquette ne doutant pas un instant que le charme de cet inoffensif amusement se transformerait en un irrémédiable désastre si ce projet venait à voir le jour. Lorsque j’appris, en lisant les commentaires, que cet ensemble existait bel et bien dans la ville de Singapour et que son concepteur avait même reçu un prix pour cette réalisation qu’il avait baptisée l’«Entrelacement», ma stupéfaction fut à son comble. N’en croyant pas mes yeux, je consultai immédiatement les nombreuses photos de cet ensemble, et bien qu’il se fût agi d’une résidence luxueuse impeccablement entretenue avec ses gazons proprets, ses bosquets soignés, ses terrasses fleuries et ses piscines turquoise, j’eus la chair de poule en les regardant. Ma réaction fut et reste épidermique. Tout m’agresse et me heurte dans cet assemblage et je pense, même si ce faisant je me facilite honteusement la tâche, qu’il n’est plus nécessaire de se creuser la tête à la recherche d’arguments convaincants pour justifier sa répulsion quand le rejet est à ce point physique. D’ailleurs, puisque chacun peut pondre ce que bon lui semble sans la moindre considération pour son environnement, je propose, ne voulant pas être en reste, de construire un immeuble en forme d’aspirateur, de bidet ou de cafetière aux façades caramélisées, aux toits couverts de poils de chameau, faisant pouët-pouët quand on le longe et s’illuminant de rose quand on en franchit le porche. On le placerait à proximité du Palais des Doges, de l’hôtel de Soubise ou du Pont Charles IV et tout le monde ne parlerait plus que de lui. Je serais enfin célèbre et vivrais dans le luxe et la débauche. Mais cessons là cette digression et revenons à nos moutons.

L'arrivée de dalles beige foncé fut l'événement le plus marquant de cette année 2012. Grâce à elles, je pus remplacer, à coups de gobelets de 15 euros pour un millier de pièces, les toitures rouges des immeubles d'habitation qui, pourtant, ne dataient que de l’année précédente. Seul un certain nombre d'édifices publics comme les écoles et les magasins d'alimentation conservèrent pour lors leur toiture originelle, ce qui permettait de les identifier plus aisément. Cette opération fit que je me retrouvai avec plusieurs milliers de dalles rouges au rebut. Je sus tout de suite que je n’en trouverais jamais le moindre usage et il s’avéra que je ne m’étais pas trompé. Contrarié d’avoir dilapidé des dizaines d’euros pour toutes ces pièces devenues soudainement inutiles, je finis, pour tenter de me consoler, par me remémorer la longue liste des vains achats que j’avais faits tout au long de ma vie, des films dont je n’avais vu que les premières images aux livres dont je n’avais lu que les premières pages en passant par les vêtements jamais portés, les outils jamais utilisés et les produits de beauté jamais appliqués. Cette longue liste, loin de me rassurer, acheva de me déprimer pour toute une journée. Je me souviens, à ce propos, d’un livre intitulé les «Bienveillantes» dont j’avais lu tant d’excellentes critiques que j’avais cédé à la tentation de l’acheter malgré la gravité de son sujet qui, traité par un freluquet n’y connaissant rien – n’oublions pas qu’il se met dans la peau d’un personnage ayant grandi à une autre époque que la sienne et dans un environnement culturel dont il ne sait strictement rien - risquait fort de m’exaspérer pour son manque inévitable de vraisemblance. Je n’eus pas le loisir d’en juger car j’abandonnai la lecture de cet indigeste pavé dès la cinquantième page tant le style, et encore le mot est-il trop élogieux pour qualifier ce que j’avais sous les yeux, était calamiteux. Moi qui ai passé plus de la moitié de ma vie en Allemagne et dont l’allemand est bien meilleur que le français de ce monsieur, jamais je n’oserais publier un texte dans mon pays d’accueil sans l’avoir fait corriger, recorriger et rerecorriger par des gens dont je saurais qu’ils ont une parfaite maîtrise de leur langue maternelle. En comparaison, les laborieux écrits d’Amélie Nothomb, dont je dis du mal à qui veut bien l’entendre, accédaient au rang de littérature. Lorsque, quelques jours plus tard, ne souhaitant ni le garder ni l’offrir, je mis le livre à la poubelle, je ne pus m’empêcher de penser à toutes les briques et les dalles que j’aurais pu m’offrir et à tous les gratte-ciels que j’aurais pu rénover si je ne l’avais pas acheté. Mais cessons-là cette seconde digression et revenons à nos moutons de nouveau délaissés.

Dès le début de l’année, pour densifier mes pâtés de maisons au milieu desquels les terrains vagues régnaient en maîtres, je pris la décision de les doter de groupes scolaires et de magasins d’alimentation et m’inspirai, pour les réaliser, des écoles polytechniques et des supermarchés construits par centaines sur le même modèle du temps de la RDA. N’ayant que des dalles de couleur beige ou rouge à ma disposition, je décidai de les coiffer de rouge pour les différencier des immeubles alentour. Je conçus, par la suite, d’autres édifices publics comme des maisons de retraite, des centres multiservices, des piscines, des théâtres et même des gymnases qui vinrent s’adjoindre aux écoles. Mes immeubles d’habitation comptant tous de six à douze étages, je voulus aussi, pour rompre un peu la monotonie de mes quartiers résidentiels, doter ma ville de tours d’habitation d’une vingtaine d’étages. Après de nombreuses tentatives toutes plus infructueuses les unes que les autres, je finis par reprendre en l’améliorant un prototype que j’avais conçu en 2010 et dont il n’y avait que cinq exemplaires dans toute ma ville. Il s’agissait d’un immeuble bicolore à dominante blanche puisant son inspiration dans les doubles tours d’habitation qui furent érigées à partir des années 70 dans toutes les villes de la RDA pour mieux marquer la silhouette des nouveaux quartiers résidentiels et qui portaient, dans la nomenclature des immeubles préfabriqués de ce pays, la très poétique appellation de «WHH GT 18/21» étant l’abréviation de la non moins poétique dénomination  «Wohnhochhaus  Großtafelbauweise mit 18 oder 21 Stockwerken» ce qui signifie: tour d’habitation préfabriquée de 18 ou 21 étages. Toutes ces tours, que j’ai baptisées plus prosaïquement de «TH1» pour tour d’habitation de type numéro 1 (il y aura plus tard des barres d’habitation), survécurent aux nombreux remaniements des années à venir, et restent, même si, entre temps, de nouveaux prototypes furent conçus (TH2 en 2016, TH3 en 2018 et TH4 en 2019), avec une cent cinquantaine d’immeubles, le modèle le plus répandu parmi mes tours d’habitation. Enfin, et ce furent les quatre plus grands aménagements de cette année, je construisis, au bout de l’avenue de la Résistance, la première aérogare de mon aéroport, de part et d’autre de la station Flambeau sur la ligne A du métro, mon premier centre commercial, à proximité de la station Partisans sur la même ligne de métro, l’Assemblée nationale et au bout de l’avenue de la Paix, pour fermer la perspective qui partait de la gare de l’Est, la Cour des comptes. Ainsi, surpassant la ville de Moscou qui n’en compte que sept, Microville se retrouva dotée de huit gratte-ciels de style néoclassique stalinien ou comme disent les Allemands pour railler la surcharge ornementale de ces immeubles qui sont l’antithèse des cartons à chaussures érigés à la même époque dans les pays de l’Ouest, en «style confiseur» (Zuckerbäckerstil) qu’on pourrait traduire en français, pour être plus mordant, par «style tarte à la crème».

 

dimensions et réalisations en 2012

dimensions: 25 plaques soit 3,6 m²

réalisations:

- construction d’une nouvelle zone résidentielle à l’est de la ville

- construction de l'aéroport, du centre commercial n°1, du ministère des finances, de la Cour des comptes

  et de la première assemblée nationale (aujourd’hui détruite)

- construction d'une trentaine de gratte-ciels 

- réfection d’une vingtaine de gratte-ciels 

- construction de doubles tours d'habitation d'une vingtaine d'étages (TH1)

- reconstruction des gares de l’Est et du Nord

- achèvement de la réfection des façades des immeubles d'habitation de six à douze étages

- construction des premiers supermarchés et des premières écoles dans les îlots

 

constructions préférées en 2012

médaille d'or: tours d'habitation de type TH1

médaille d'argent: centre commercial n°1

médaille de bronze: aéroport

 

acquisition de nouvelles pièces en 2012

(en dehors des briques les plus traditionnelles)

- dalles beige foncé (2x2x0,3)

Elles me servirent à remplacer la grande majorité des toitures rouges. Les écoles, les supermarchés et, par la suite, d'autres services publics conservèrent leurs toits rouges jusqu’en 2018.

- dalles marron (1x4x0,3)

Même si le marron n'est pas une couleur qui me transporte, ces dalles me servirent à couvrir un certain nombre de gratte-ciels et à relier, à la jointure des plaques, les segments extérieurs du métro. Comme les segments étaient noirs et les joints marron, le résultat n'était pas vraiment réussi mais je me rassurais en me disant qu'il s'agissait d'une solution temporaire, en attendant de trouver mieux, ce que se produisit quelques années plus tard lors de l’agrandissement de toutes les stations de métro.

 - tiges noires (1x1x4)

Elles me plurent immédiatement, sachant qu'elles allaient me servir d'antennes pour mes gratte-ciels et de colonnes commémoratives pour mes carrefours, et j'avoue en avoir abusé dans les premiers temps. Bref, tous les ministères, un grand nombre de gratte-ciels et les carrefours les plus importants en furent dotés dans les jours qui suivirent leur acquisition. Je finis par les retirer des intersections, estimant que ces fines colonnes culminant à quarante mètres étaient trop extravagantes. Or, en consultant récemment l'encyclopédie au sujet de la colonne des Victoires sur la place Vendôme, j’appris, ô surprise, qu’elle mesurait 43 mètres. Voilà qui remet sérieusement en question ma décision passée. Peut-être une ou deux colonnes vont-elles faire leur réapparition dans ma ville bien-aimée...